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respire avec Ève les roses de l’Éden, et Bizet, avec l’Arlésienne, les romarins de Provence.


I.

Chez Haydn le premier apparaît le sentiment de la nature. Il inspire, au moins en partie, les deux œuvres capitales du vieux maître : la Création et les Saisons. Avant Haydn, on connaît peu de musique descriptive. Stendhal rapporte seulement que Haendel avait essayé de rendre des effets de neige, et que Marcello, l’austère psalmiste, dans sa cantate de Calisto changée en ourse, avait fait frissonner l’auditoire par « la férocité des accompagnemens sauvages qui peignent les cris de l’ourse en fureur. »

La Création est plus qu’une œuvre de maturité : Haydn l’entreprit à soixante-trois ans, sur la proposition de son ami, le baron van Swieten, bibliothécaire de l’empereur François, Haydn avait une de ces âmes qui se rencontrent seulement à l’aube du génie humain, une âme pure et claire comme le matin. Il fait bon, à notre époque compliquée, de regarder parfois dans une de ces âmes-là, de se faire petit avec elle et de redevenir enfant. À soixante-trois ans, Haydn avait gardé la jeunesse du cœur, et, presque à la fin de sa vie, il voulut chanter le commencement de toute vie. Ce sujet, primitif entre tous, il l’a traité en primitif. Haydn a pour Dieu, pour le bon Dieu et toutes les belles choses qu’il a faites en six jours, l’amour et l’admiration d’un de ces petits qui apprennent l’histoire sainte. Il ignore les arrière-pensées, les curiosités que mettent dans l’esprit de l’homme quelques années ou quelques siècles de plus. Aujourd’hui, l’on ne referait pas la Création ; on a fait Ève, dont nous parlerons à son tour.

Haydn a vu la nature toute simple et pour ainsi dire tout ordinaire. Il n’a pas eu le souci, très moderne, de la couleur locale ; il ne s’est pas demandé si le ciel de l’Éden était plus bleu, plus chaud que le ciel allemand ; si les fleurs étaient plus odorantes, si la brise là-bas avait d’autres soupirs. Tout cela ne l’inquiétait guère, et sans recherche, sans raffinemens, il a donné seulement à l’ensemble descriptif de son œuvre la fraîcheur et la joie du monde nouveau-né. La joie est bien le sentiment général de la Création ; elle y est exprimée en ses mille nuances, depuis le contentement tranquille jusqu’au ravissement. Tous les êtres sont heureux et remercient ; tous chantent leur félicité et leur reconnaissance. Les chœurs des anges, l’air annonçant la naissance de l’homme, le duo entre Adam et Ève, voilà les plus belles pages de la Création. Après elles seulement viennent les pages descriptives.