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retombe avec la régularité d’une goutte d’eau, et retombe partout dans l’orchestre, de hauteurs différentes, avec des résonances plus ou moins prolongées. Ailleurs, un chant de violoncelles s’enfle et s’étale mollement. On dirait l’haleine d’une mer paisible, le baiser des vagues sur le flanc des rochers. Sous les voûtes se succèdent, en ondulations sans fin, de petits flots qui scintillent et chantent; parfois, le ressac dans une caverne ébranle les parois ruisselantes, et les claires trompettes sonnent comme des conques de nacre. Sous toutes les mélodies frissonne je ne sais quel perpétuel remous d’orchestre; il semble entretenir la fraîcheur et l’humidité d’un bout à l’autre de l’harmonieuse galerie.

Voilà un merveilleux paysage dont l’homme est absent; le tableau est impersonnel. Mendelssohn a compris la nature ; mais il est resté en dehors d’elle. Dans la Grotte de Fingal, pas un élan de joie ou de tristesse, pas un retour sur soi. Mendelssohn a écouté l’océan en grand artiste, mais en artiste seulement. Au fond, cette conception tout objective est peut-être la vraie. La nature est peut-être indifférente, hostile même, et plus marâtre que mère. Pourquoi lui rapporter toujours notre âme, qu’elle ignore; nos passions, dont elle n’a souci?

L’idée que l’homme n’est rien pour la nature ne fut ni celle de Schumann ni celle de Berlioz. Ils voulurent toujours animer l’univers de leur âme, l’éclairer de leur joie, surtout l’assombrir de leur tristesse. Tous les paysages de Schumann (Manfred, les Lieder) sont mélancoliques ou désolés. L’homme n’y jouit pas de la nature; au lieu de se consoler, il s’aigrit avec elle. Le ranz des vaches de Manfred gémit sur des sommets âpres et solitaires, et non pas, comme celui de Guillaume, au sein d’heureuses vallées. Dans les chœurs des esprits de la terre, de l’air, du feu, l’on sent l’hostilité des forces naturelles, et non, comme dans le Songe, leur bienveillance et leur amabilité.

Plus étroitement encore que le Schumann de Manfred, celui des Lieder unit son âme à celle des choses. Il a lié avec la forêt, avec les nuages, avec l’herbe des tombeaux, avec les étoiles et les fleurs, un commerce intime et le plus souvent douloureux; toujours son regard revient du dehors au dedans. Voyez les admirables lieder intitulés : In der Fremde (Au loin) ; Mondnacht (l’Heure du mystère), Im Walde (Dans la forêt). Dans le premier, la tristesse humaine est conforme à celle de la nature ; l’une et l’autre s’exhalent en une même phrase lentement traînée sur un accompagnement monotone. Lorsque l’exilé pense à sa propre sépulture, la tonalité se hausse et devient plus âpre, l’expression plus déchirante; alors le grand mot allemand, qui signifie à lui seul la solitude de la forêt, s’étale majestueusement et fait tout un paysage. Mais aussitôt