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vient demander l’ivresse suprême et la mort. À la pointe du cap, dominant la mer, il se dresse et sème de grappes de pourpre son ombre léthargique. Le célèbre unisson exprime avec force l’impassible fatalité du monstre végétal. Évidemment, à n’entendre que les seize fameuses mesures, les yeux fermés, on ne devinerait pas le mancenillier. Mais, devant le mancenillier lui-même, devant Selika qui approche, le prélude prend une précision terrible. On sent que ces fleurs peuvent tuer et que cette femme veut mourir. Chez Meyerbeer ici, comme chez tous les grands maîtres, nous retrouvons l’âme et la nature étroitement unies. Certain accompagnement, un peu couvert, s’étend sur la tête de Selika. Une phrase de violoncelles monte vers elle, toujours plus marquée, toujours plus enivrante. Les parfums s’exhalent d’eux-mêmes et vont au-devant d’elle. Sombre et triste, elle aussi, la création comprend la détresse de sa créature et ne lui refuse pas le bienfait de la mort.

Musset n’aurait pas dit, à propos de l’Africaine :


Il faut des citronniers à nos Muses dorées,


mais il l’aurait dit peut-être à propos de Lalla-Roukh, à propos d’Ève de M. Massenet. Eh ! oui, pourquoi s’en cacher ? Quand il s’agit de l’Orient, il nous faut maintenant des citronniers, et des palmes, et des fleurs dans le jardin d’Éden. Nous ne voulons plus, comme les contemporains d’Haydn et de la Création, une nature quelconque, mais une nature locale, observée ou devinée, un paysage assorti au sujet. Et nous n’avons pas si grand tort. Après tout, le paradis terrestre tait là-bas ! Il ne devait pas avoir l’air d’un verger normand, avec le pommier de rigueur au milieu. L’art n’y croit plus guère, au pommier. Manger n’est pas ce que le Seigneur défendit à nos premiers parens. Nous ne sommes plus des primitifs, ni des dévots ; à peine des croyans. Mais nous sommes encore des artistes, quittes à l’être autrement que nos pères. Dans la Création et dans Ève, rien ne se ressemble, ni la conception poétique, ni l’exécution musicale du sujet. Le fond pieux de la Création manque à Ève. Là-bas, tout, ou presque tout, était divin. Ici, tout est humain, et même féminin. Le titre seul en dit long : Ève ! M. Massenet n’a vu de la création qu’une créature, l’animale grazioso e benigno de Dante ; non plus toute l’œuvre, mais le chef-d’œuvre de Dieu. C’est aux pieds de la femme qu’il amis la nature entière ; c’est dans ses yeux qu’il l’a regardée, par sa voix qu’il l’a chantée. La femme ici ne sera pas tentée par le serpent et tentée de gourmandise ; elle sera tentée d’amour, doucement appelée par les voix de la nature qui tout entière aime autour d’elle pour la première