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joues qu’elles m’avaient faites : le travail s’y est gravé jusqu’à l’os. Je leur demanderai de me gâter encore. »

Ce travailleur opiniâtre et condamné aux abstinences, ce reclus, cet ours, comme il s’appelait lui-même, renseignait Mme Bellecour sur les modes. Il lui apprenait, en 1829, que les manteaux se portaient en laine anglaise, fond rouge rayé de noir, mais que les raies n’étaient pas croisées comme dans les étoffes écossaises ; que le collet était large, froncé et de droit fil ; qu’au lieu d’agrafes, on y attachait de grandes cordelières ; que la forme des chapeaux était très en l’air, en gros des Indes de toutes couleurs, avec des rubans de gaze. Il terminait sa lettre en déclarant « qu’après Dieu viennent les dames. » Il avait eu comme un autre ses aventures. « Vous savez qu’une malheureuse passion m’a fait sortir de mes principes pendant quelque temps. C’est ce qui devait arriver à un cœur chaud et novice, à un jeune homme sage. Que voulez-vous ? j’ai été pris par les dehors de la vertu. » Mais il avait formé d’héroïques résolutions ; il se promettait d’avoir désormais le courage de la froideur, de se tenir sur la défensive, de se permettre à peine un propos galant, d’expier ses vieux péchés par une sagesse à toute épreuve : « Dites à Mlle Bellecour que je ne me fondrai plus en soupirs ; j’ai profité de ses conseils. Figurez-vous le jeune homme pâle, qui soufflait pour arriver jusqu’à l’hôtel d’Espagne, sortant à sept heures du matin pour rentrer à cinq du soir, allant du Marais à Saint-Jacques, à Saint-Germain et au faubourg Saint-Honoré par 30 degrés de chaleur, déjeunant sur le pouce et dînant à vingt sous, vous le croyez mort ; point du tout, il est un peu plus grand, ses joues sont colorées, il n’est pas bien gras, mais il se porte bien, la campagne fera le reste. Conclusion : que mon tempérament s’est beaucoup fortifié, et qu’en continuant mon régime de sagesse, mon cher mentor, dans dix ans, je serai exquis à marier. »

Douze ans plus tard, il écrivait à un Anglais de ses amis : « Soyez indulgent, jeune et brillant célibataire, pour les hommes qui se rangent et qui se réfugient dans le bonheur conjugal. « Il lui racontait ses transports, ses ravissemens qui ne prenaient point de fin, ses distractions amoureuses, ses délicieux enfantillages, des joies qui lui paraissaient plus suaves que les meilleurs tableaux de Greuze. Il faisait à la fois, disait-il, un mariage de parfait amour et de parfaite convenance : les situations, les âges, les sentimens, tout était assorti ; pour tempérer la fougue de son caractère, il épousait la douceur même. Le bonheur était venu, mais il arrivait tard, et il est bon que pauvres ou riches, le bonheur soit la première figure que nous apercevions ici-bas dès notre entrée dans ce monde. Peu importe qu’il nous quitte, qu’il s’en aille, qu’il nous chagrine par ses infidélités ; on l’a vu, on s’en souvient, on croit en lui, on l’espère, et, quand il revient, on le