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mais, pour Abd-el-Kader, la perte de Ben-Allal dépassait incomparablement toutes les autres. Cependant il contint sa douleur profonde et, deux jours après le désastre, il parut sur le champ de bataille pour faire donner la sépulture aux siens. De là, il gagna le Chott-el-Gharbi, vers la terre marocaine, oh il avait envoyé sa ïeira, — ainsi nommait-on les restes de la smala fugitive.

En France, et surtout parmi les députés, il y avait des gens qui faisaient volontiers au maréchal Bugeaud un grief de n’avoir pas encore pris ou tué l’émir, comme on venait de tuer Ben-Allal. A M. de Corcelle, qui était l’intermédiaire accoutumé entre ses collègues de la chambre et le maréchal son ami, celui-ci répondait : « Comment imaginez-vous que par des manœuvres sur un terrain sans bornes on puisse entourer un ennemi qui fuit toujours, et fût-il même stratégiquement entouré, comment espérer de prendre dans ses filets un cavalier agile, qui peut en quelques heures franchir de très grandes distances et se dérober à nos colonnes, quelque multipliées qu’elles soient? Abd-el-Kader peut être pris ou tué dans un combat, mais cela est du ressort des éventualités très incertaines de la guerre, et ce serait une grande folie que d’y compter. Nous devons à nos combinaisons, à l’infatigable activité et à l’élan de nos troupes l’heureux succès du 11 novembre; mais la mort de Ben-Allal a été un coup de fortune qu’il n’était pas permis de prévoir. C’est la force morale qui doit nous garder au loin ; c’est l’extrême mobilité de nos troupes ; c’est la certitude qu’il faut imprimer dans l’esprit de toutes les tribus que nous pouvons les atteindre en tous lieux et en toute saison. Je n’ai de postes que sur les lignes parallèles à la mer, non pas pour garder ces lignes contre l’invasion de l’ennemi, ce qui est impossible, mais pour rapprocher ma base d’opérations de la zone sud du Tell et du désert. » Il ajoutait qu’en tenant ces postes avec une minime partie de son effectif, il accroissait, dans une plus large étendue de temps et d’espace, l’action et la mobilité du reste.

Pendant six semaines, on avait cessé d’entendre parler d’Abd-el-Kader quand, le 22 décembre, il se montra subitement, avec 300 cavaliers et 200 fantassins, entre Sebdou et Tlemcen, chez les Beni-Hediel, qui le reçurent à coups de fusil. Après cette tentative avortée, il disparut de nouveau, et la campagne de 1843 s’acheva heureusement par une visite répressive du général Bedeau parmi les tribus les plus turbulentes de la frontière et de la vallée de la Tafna, depuis les Beni-Snous, au sud, jusqu’aux Oulaça, voisins de la mer.


CAMILLE ROUSSET.