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supérieures de l’esprit, les défauts du caractère et les vices du cœur. Elles attestent par la continuité et le désintéressement de leur tendresse que l’objet de leur culte en a été quelque peu digne. Elles relèvent ainsi la pauvre nature humaine. Elles montrent, par des côtés connus d’elles seules, que ces grands séducteurs n’avaient pas tari en eux la source d’où coulent les larmes ; et que, à grâce la faculté de souffrir plus puissante et plus développée chez eux, ils ne doivent peut-être pas être condamnés toujours en vertu de la même loi que leurs détracteurs.


I.

Louise-Éléonore-Mélanie-Delphine de Sabran, marquise de Custine, était née à Paris, le 18 mars 1770. Elle tenait par son père à l’une des meilleures maisons de la noblesse française. Sa mère, Eléonore de Manville, qui mourait en la mettant au monde, s’était avisée de prendre un mari, ayant cinquante années de plus qu’elle, un vaillant officier de marine, d’une des plus anciennes familles de Provence, le comte de Sabran-Mais il l’avait vue naître, et il l’enlevait à une marâtre hargneuse, à une vieille grand’mère devenue morose et à un père tombé en enfance. On connaît le portrait de la comtesse de Sabran. Les éditeurs de sa Correspondance l’ont reproduit. Elle est charmante plutôt que belle, avec ses cheveux blonds, ses yeux noirs, sa bouche spirituelle et amoureuse. Elle vivait dans la société des beaux-esprits de son temps, était du salon de Mme Trudaine et reçue à la cour, lorsqu’une attaque d’apoplexie enleva le comte de Sabran, à Reims, pendant le sacre de Louis XVI. Elle restait veuve avec deux enfans en bas-âge, une fille et un fils, Delphine et Elzéar ; elle n’avait guère plus de vingt ans.

Qui n’a lu sa Correspondance, l’un des documens les plus originaux que l’on possède sur l’histoire intime du XVIIIe siècle ? L’impression qu’elle laisse est exquise, tant cette langue est naturelle, soignée sans recherche, pleine de spontanéité et de verve ; elle atteint parfois jusqu’à l’éloquence. Celui à qui sont adressées ces lettres qui témoignent d’une constance dans l’affection si rare dans tous les siècles, et particulièrement au XVIIIe, n’était rien moins que l’auteur d’Aline, reine de Golconde, et de contes plus que légers qui divertissaient les soupers galans, M. le chevalier de Boufflers. Il avait, il faut l’avouer, fort mauvaise réputation. Enfant gâté et gâté surtout par sa mère, la marquise de Boufflers, qui faisait les honneurs de la petite cour de Lunéville et à qui le bon roi Stanislas, lui baisant les mains, disait : « Mon chancelier vous dira le reste, » le chevalier, successivement abbé, militaire, philosophe, écrivain, passait pour avoir plus d’esprit que de bonté, tandis que sa