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s’égayèrent aux dépens du président, dont la bosse était mal dissimulée, et qui était représenté debout sur une chaise, montrant le petit soulier accusateur. Le dessin fut joint aux pièces, et Fouché, quand il était au ministère de la police, le rendit à Mme de Custine, dont il devint l’ami.

Cependant les rires avaient exaspéré le cordonnier, tout-puissant dans la section. Sa rage eût certainement été funeste à la spirituelle et audacieuse prisonnière ; mais, tant il est vrai que la réalité est plus invraisemblable que la fiction, elle dut la vie à l’imprudence même commise par elle ce jour-là.

Ce Gérôme, qui a signé les interrogatoires et qui affectait la plus grande colère contre la belle aristocrate, se sentit soudainement pris d’une profonde admiration pour elle, et n’eut plus dès lors qu’une pensée : ce fut de la préserver de la guillotine.

Gérôme avait un libre accès dans les bureaux de Fouquier-Tinville, l’accusateur public. Là s’entassaient les extraits des registres où se trouvaient les noms de tous les détenus écroués dans les prisons de Paris. Ces feuilles passaient dans un carton, où elles étaient empilées une à une par Fouquier-Tinville ; il les en tirait à mesure et sans choix, pour fournir aux exécutions de la journée. Gérôme savait où était le carton fatal. Pendant six mois, il se glissa le soir dans le bureau à l’heure où il était certain de n’être pas observé ; il s’assurait que la feuille sur laquelle était inscrit le nom de Mme de Custine se trouvait toujours au fond du carton. « La supprimer lui eût paru trop dangereux. Une fois le nom de ma mère se trouva le premier ; Gérôme frémit et le remit sous les autres. Au moment, où le 9 thermidor arriva, il ne restait plus que trois feuilles dans le carton de Fouquier-Tinville[1]. »

Quel dévoûment passionné que celui qui se renouvelle tous les jours, pendant six mois ! Et tout n’est-il pas étrange et dramatique dans la destinée de Mme de Custine ? Ce Gérôme, qui risque ainsi sa tête pour une femme dont il n’espère pas être aimé, il ne se dévoile même pas à celle qui lui a inspiré un pareil sentiment ! Ce n’est qu’après sa sortie de prison que Delphine connut la ruse qui lui avait sauvé la vie.


BARDOUX.

  1. Lettres sur la Russie, d’Astolphe de Custine, t. I.