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débat aussi mesquin. Ce serait mal le connaître ! — Il semble non-seulement qu’il n’a pas compris ce que lui écrivait De Brosses, mais qu’il ne l’a même pas lu, car il continue avec une tranquille assurance de répondre à tant de modération et de raison par les plus mauvais procédés. Il abat la moitié du château, coupe les arbres au mépris de son traité, transforme les bois en prés, quoi qu’en ait dit le président, refuse de payer les droits de mutation, ne veut pas se prêter à une reconnaissance de la terre, et manque de laisser perdre la justice de Tourney, faute de vouloir l’exercer. Que si on lui représente combien tout cela est contraire, non-seulement au contrat, mais aux lois elles-mêmes, il se drape dans sa majesté offensée et répond, du haut d’un piédestal où il vient de se hisser : « j’ai tout lieu de me flatter que vous ne me troublerez pas dans les services que je vous rends, à vous et à votre famille. J’ai fait le bien pour l’amour du bien même, et le ciel m’en récompensera : je vivrai longtemps, parce que j’aime la justice ! »

Mais on réplique, tout change ! Voltaire n’est plus le dieu qui juge de haut l’iniquité des hommes et qui rend des oracles sur la justice : il ne veut même plus être Français ! Il saute à bas de son siège, et le voilà dans la plus violente comme dans la plus ridicule des colères. Écoutez-le : « Il faut se remuer, se trémousser, agir, parler et l’emporter ! j’ai amélioré Tourney, j’ai amélioré la terre ; mais je brûlerai tout si l’on me vole le moindre de mes droits ! Je suis Suisse ! Je n’entends point raison quand on me vexe. J’ai de quoi vivre sans Tourney, et j’aime mieux y laisser croître les ronces que d’y être persécuté !.. etc. » — Cette mobilité d’attitude, cet oubli absolu des conventions faites et des paroles échangées, la tranquillité de cette conscience qui s’arrange de toutes ses situations au gré de ses intérêts, tout cela étonnait et peinait le président, mais ne le déconcertait pas. Il répondait toujours avec le même sang-froid, avec le même ton de bonne compagnie, avec le même esprit. Cela dura deux ans passés ! — À la fin, pourtant, il se fâcha. Mais il exerçait sa patience et retenait sa plume depuis plus de deux longues années ; il avait épuisé tous les euphémismes et tous les adoucissemens. S’il éprouvait pour le génie de Voltaire la plus sincère et la plus légitime admiration, il devait finir par séparer l’homme de l’écrivain, puisqu’il y était contraint par celui-là. Cette séparation faite, en face du vieillard tracassier, défiant, qu’était alors Voltaire, aigri parce qu’il était persécuté, jaloux sur bien des sujets, et préoccupé de ses intérêts matériels plus que son habitude des spéculations philosophiques ne permettrait de le supposer. De Brosses sait ce qu’il vaut et fait la figure qu’il doit. — Grand seigneur, aimable, menant un train conforma à son