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républicains pour en faire un grief au duc Decazes. Sous le règne occulte de M. Gambetta, les préférences françaises revenaient à l’Angleterre. On n’a pas oublié les déjeuners de l’ex-dictateur avec le prince de Galles. Un peu plus tard, on essayait d’un rapprochement direct avec Berlin. Les ennemis de M. Ferry n’ont pas manqué de lui en faire un crime. Depuis quelques mois enfin, sous la pression des menaces d’outre-Rhin, l’opinion populaire s’est prononcée impétueusement pour l’alliance russe, se flattant de la provoquer à force de la célébrer, se persuadant qu’elle était faite à force de le dire.

L’alliance russe était, il faut le reconnaître, la seule qui demeurât ouverte à la France. L’Autriche-Hongrie s’était réconciliée avec son vainqueur de 1866 ; elle avait en Bosnie touché le prix de sa résignation. L’Italie, l’état de l’Europe qui a le plus grandi depuis un tiers de siècle, gardait rancune à ses anciens libérateurs de l’avoir devancée sur les ruines de Carthage. L’Angleterre, jalouse par tradition de toute influence française, dominée à son insu par le vieux préjugé protestant et les souvenirs presque archéologiques de Waterloo, l’Angleterre savait mauvais gré à la France de n’être pas satisfaite d’avoir été évincée de l’Égypte. Restait la Russie, humiliée de ses laborieuses victoires de 1877-1878, craignant d’avoir joué dans les Balkans à qui perd gagne, ayant peine à pardonner le traité de Berlin à l’honnête courtier de Friedrichsruhe. La Russie n’était guère moins suspecte ni moins isolée que la France ; entre les deux isolées, quoi de plus nature! qu’un rapprochement? Dans les deux pays, la triple alliance devait suggérer une contre-alliance franco-russe.

Ce n’est pas la première fois que pareille idée a fait son apparition dans la politique européenne. L’alliance de la France et de la Russie est déjà un vieux rêve; il date de près de deux siècles. On y avait songé dès la fin du règne de Louis XIV. Pourquoi ne s’est-elle jamais nouée, cette alliance, en apparence tout indiquée, entre deux états qui ne se touchent point et deux peuples attirés l’un vers l’autre par une mystérieuse affinité de caractères? A cela il faut quelque raison persistante, car l’histoire n’est pas un jeu de hasard.

Il y a d’abord les préventions des hommes d’état, l’influence allemande longtemps omnipotente à Pétersbourg, les défiances et la présomption de la France, qui n’a jamais fait grand cas de l’alliance russe qu’après l’avoir laissée échapper. Il y a plus, il y a, depuis un siècle, la différence des institutions, plus encore la divergence de l’orientation politique.

Les deux puissances représentaient dans le monde quelque chose