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combattre l’inflammation révolutionnaire, la guerre comme un exutoire : Alexandre III n’a pas oublié comment cette recette a réussi au libérateur des Bulgares.

Il n’y a que deux hommes en Europe qui puissent déchaîner la guerre : le tsar russe et le chancelier germanique. Tous deux se défendent d’aucun mauvais dessein, et quelque suspecte que soit la bonne foi de l’un, rien ne prouve qu’il ne soit pas sincère. Il n’est plus à l’âge où l’on aime à jouer sa fortune. Il est sujet et non souverain, il est diplomate et non général; les lauriers des batailles seraient pour d’autres fronts. A l’inverse de ceux qui l’ont précédé à l’hégémonie de l’Europe, il semble peu curieux de tenter le destin. Il a pris modèle sur Frédéric et non sur Napoléon. S’il ne redoute pas la guerre, il n’ose ou ne peut la déclarer. Comme il le disait à son Reichstag, il faut qu’un autre mette le feu aux poudres. Qui s’en chargerait? Serait-ce le tsar? Alexandre III est un homme pacifique, d’humeur peu militaire. Il a fait la guerre et il ne l’aime point; il en a, en Bulgarie, vu de trop près les horreurs. Sa conscience de chrétien et d’autocrate y répugne. Il a, depuis deux ans, dans les mécomptes mêmes de sa politique, donné trop de marques de prudence et d’amour de la paix pour qu’on le soupçonne de vouloir tout à coup précipiter l’Europe dans la plus effroyable des guerres qu’ait encore vues le monde civilisé. S’il n’est pas fâché de tenir ses voisins sur le qui-vive, c’est pour les payer des déconvenues qu’ils lui ont infligées et leur faire sentir le prix de son amitié. Si à cœur que lui tienne la fastidieuse affaire de Bulgarie, il sait que Sophia n’est pas l’Europe, et que la Russie engagée en Orient, c’est l’Allemagne libre en Occident.

Pourquoi l’Europe partirait-elle en guerre? La triple alliance est-elle, comme l’affirme M. de Bismarck après M. Tisza et M. Crispi, une ligue de la paix, la paix est solide; car, si elle est arc-boutée d’un côté par la triple alliance, elle l’est de l’autre par la France et la Russie, et mieux vaut qu’il n’y ait pas dans un sens une poussée plus forte que dans l’autre. Si une paix aussi laborieusement maintenue, à l’aide d’une sorte d’équilibre des forces, paraît précaire, c’est, hélas! la seule que puisse de longtemps connaître la nouvelle Europe.