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proprement le signal d’une crise dans la destinée de deux hommes et d’une femme.

Trois personnages, en effet, trois personnages essentiels, pas un de plus, et une action fort simple, qui a un commencement, un milieu et une fin, voilà tous les moyens de M. Meilhac : — rapprochement de la femme, mal gardée par le mari, et du galant; — Tentation; — retour de la femme au mari, — voilà toute l’histoire. Mais ces personnages sont animés et neufs : mêlés de bien et de mal, ils appartiennent vraiment à l’espèce humaine, et ce bien et ce mal sont de telle sorte et dosés de telle façon que chacun présente une physionomie individuelle ; chacun est une figure de ce pays-ci et de ce temps.

Bonjour Colineau, bourgeois de Paris, bourgeois de la haute bourgeoisie, je te reconnais sans t’avoir jamais vu ! Tu es homme de travail, mais de travail facile et homme de plaisir; grand agronome résidant à la ville, tu es riche; tu serais décoré depuis longtemps, si tu n’avais décliné cet honneur : — Tu préfères l’héritage d’un oncle, qui a vainement sollicité la croix sous tous les régimes. — Tu as mené la vie de garçon en fils de famille, tu approches de la quarantaine, et tu es marié depuis quatre ans. Assez bon diable, en somme, et pas méchant mari; mais par indolence, par fatuité, par distraction (je veux dire par trop d’attention aux jolies occasions qui passent), tu es trop sûr de la vertu de ta femme et tu ne l’aimes qu’avec négligence. — Sa vertu ! elle n’en a guère ; mais elle a moins de vice encore, et point du tout de passion. Peu de sens moral, seulement, et des nerfs facilement émus; aucuns principes, mais une fidélité à peu près garantie par la loi du moindre effort. Vous aussi, vous voyez que je vous reconnais, petite femme raisonneuse plus que raisonnable, mais remuante plutôt qu’allante, amusante amie, médiocre épouse, décevante maîtresse, Henriette Colineau ! — Et toi donc, Edouard d’Andrésy, cher camarade! Tu as été au collège avec Colineau, c’est possible, mais avec moi, j’en sûr; ou, si ce n’est toi, c’est ton frère. Tu es un brave garçon,.. mais tu es garçon et tu es brave! Étant garçon, tu poursuis les femmes; étant brave, tu les fascines par cet honorable prestige. Tu es candide et chevaleresque, mais ta candeur et ta chevalerie ne t’empêchent pas de convoiter le plus cher bien de ton ami, au contraire : ce ne sont que des forces pour l’attaquer.

Elle prétend se défendre, la petite Mme Colineau; surtout, j’imagine, elle prend plaisir à inquiéter son mari en lui dénonçant le danger. Les entreprises des galans, jusqu’ici, l’ont laissée parfaitement indifférente : «Oui, répond Colineau avec assurance, tu es froide.» Mais, à présent!.. « Tu aimes quelqu’un? reprend-il. — Je ne dis pas que j’aime;., mettons que je suis sur le point... — Ah ! tu m’as fait peur... » Et il se remet de cette alarme : voilà sa délicatesse! Il faut dire qu’il est tout occupé, en ce moment, d’une escapade qu’il médite. Une certaine comtesse