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comme il l’assure, l’opinion publique, ce n’est pas la question. Que le chancelier désire la paix, on peut ne pas en douter. C’est dans tous les cas un terrible ami de la paix ! Il la comprend d’une étrange manière ; il la soutient par les moyens les plus redoutables, les plus propres à la compromettre, et il ne voit pas que, s’il y a aujourd’hui en Europe ces défiances toujours renaissantes, cet état violent où tout est possible, c’est son œuvre : c’est lui qui a créé cette situation par sa politique, par ce qu’il appelle ses « majorations de puissance militaire, » par la nature de ses alliances, par cet appareil d’omnipotence qui pèse sur le continent, sur tous les rapports, sur toutes les libertés !

Tout a le même caractère et tend au même but dans les combinaisons de ce redoutable génie. Ce qu’il y a de caractéristique dans ses alliances, c’est que ce ne sont pas des alliances, mais tout simplement la subordination de quelques autres puissances à une volonté prépondérante, à un intérêt unique de domination. Dans ce traité de 1879, qui vient d’être publié à Berlin et à Vienne, comme dans les commentaires du chancelier, on voit bien ce que l’Autriche promet, ou ne voit pas dans quelle mesure l’Allemagne est engagée. Il y a mieux : le seul point où la politique de l’Autriche soit sérieusement en jeu, où tout reste en suspens, l’Orient, le chancelier de Berlin l’abandonne assez lestement. Il se désintéresse de la Bulgarie, des Balkans, qu’il considère comme en dehors de son action ; il reconnaît même les droits de prépondérance de la Russie admis, selon lui, au congrès de Berlin : de sorte que voilà l’Autriche bien prévenue qu’au jour d’une crise dans les Balkans, elle est libre de guerroyer avec la Russie, elle ne peut compter sur rien. L’Allemagne n’est pas engagée ! On ne connaît pas encore le traité italien, on le connaîtra peut-être demain ; mais quel intérêt de sécurité l’Italie pouvait-elle avoir à sauvegarder ? Par qui a-t-elle été menacée ? contre qui a-t-elle éprouvé le besoin d’être garantie ? En échange d’un appui fort illusoire contre un danger chimérique, elle n’a donc pu se lier que pour des intérêts qui ne sont pas les siens ou pour figurer dans les grandes alliances ; elle n’est qu’un appoint de plus comme l’Autriche. M. de Bismarck fait comme Napoléon : il ne veut que des alliés qui soient des auxiliaires ou des complices. Au fond, en se servant de tout le monde, il ne croit qu’à sa propre force, et il triomphe quand il peut dire avec orgueil qu’au besoin il aura un million d’hommes à chaque frontière, avec un troisième million en réserve. Et qu’on remarque bien que ce n’est pas à titre provisoire et temporaire qu’il veut cette force ; il la veut à titre permanent : c’est ce qui vient d’être voté. Ainsi une puissance campée en Europe avec trois millions d’hommes sous les armes et des alliés asservis à ses intérêts, c’est ce que l’on appelle la « ligue de la paix ! » C’est de cette façon qu’on prétend rassurer l’Europe et la guérir des vaines inquiétudes !