Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/97

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« M. de Montessuy vient de me dire, écrivait-il à M. de Manteuffel, qu’il a vu tout le troupeau fédéral rangé dans la rue sous la conduite de M. de Rechberg, prêt à se précipiter chez M. de Buol. Je me félicite de ne pas me trouver dans le troupeau. Je n’admets pas qu’on confonde le ministre délégué de Prusse avec la masse des deorum minorum gentium. » Le comte de Buol fit amende honorable; il remit une carte à l’hôtel de la légation de Prusse et fit ses excuses à M. de Bismarck, qu’il rencontra le soir sur un terrain neutre : « Vous pouvez compter, lui dit-il, qu’à Paris je ne négligerai rien pour vous faire admettre au congrès. » C’était le trait du Parthe. « Je ne voudrais être, disait l’envoyé prussien dans une de ses dépêches, qu’une heure dans ma vie le grand homme que le comte de Buol croit être tous les jours, et ma gloire serait établie à jamais devant Dieu et les hommes ! »

Le congrès s’ouvrit à Paris le 25 février; tout indiquait qu’il consacrerait la paix. La diplomatie française, par son habileté et sa modération, avait su aplanir toutes les difficultés. L’empereur avait triomphé des dernières résistances du cabinet de Pétersbourg en ménageant son orgueil et sa dignité. Jamais pays maltraité par le sort des armes ne s’était trouvé, comme la Russie en 1856, en face d’un vainqueur plus clément, plus désireux d’atténuer les conséquences de la défaite. « Quand on lit le traité de Paris, disait un jour M. de Bourqueney à M. de Beust, on se demande quel est le vainqueur[1]. »

Napoléon III, au faîte de la puissance, s’inspirait de la sagesse de Louis XII; il oubliait les injures faites au prince-président. Dès son avènement au pouvoir, ses regards s’étaient portés vers Pétersbourg. Il avait sollicité le bon vouloir de la Russie, il lui avait offert son alliance. Ses avances avaient été accueillies courtoisement, mais on lui avait opposé des réserves, on l’avait traité quelque peu en parvenu. L’empereur Nicolas, se posant en protecteur, était allé jusqu’à donner au prince Louis-Napoléon l’étrange conseil de ne pas changer la forme de son gouvernement. Souverain absolu, il lui avait fait dire de rester dans la république et de se garder d’une restauration impériale[2]. Peut-être espérait-il, en entravant

  1. Mémoires du comte de Beust.
  2. Lettre particulière du général de Castelbajac, ministre de France à Pétersbourg à M. Thouvenel, directeur politique au ministère des affaires étrangères, 29 février 1852. — « M. de Nesselrode est plein de confiance en ce qui vient directement de nous, mais il est parfois rejeté dans la méfiance par les rapports de Paris. Les correspondances de M. de Kisselef, cependant, ne sont pas malveillantes pour le prince-président, mais elles se ressentent de ses relations sociales; il a de la peine à se dégager des passions des vieux politiques qu’on était habitué à considérer comme les oracles de l’opinion. L’empereur Nicolas est moins accessible à ces préventions; son cœur noble et généreux, son caractère franc et énergique, ses idées élevées et sincèrement chrétiennes, le rendent sympathique à tout ce qui est grand et utile à l’ordre social. Il admire, c’est le mot, le prince Louis-Napoléon ; il le considère comme le sauveur de la France et le restaurateur de l’ordre social en Europe. Mais il croit, lui souverain absolu, que la république est encore pour longtemps la plus forte digue à opposer au flot démagogique ; et quand il dit : « Restez dans la république forte et conservatrice et gardez-vous de l’empire, » c’est loyalement le conseil d’un ami qui signale le danger et veut vous en éloigner. »