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mystérieuse série des choses : c’est une algèbre. La science, dit aussi Lewes, n’est nullement une transcription des faits tels qu’ils se produisent, ni des réalités telles qu’elles sont; elle est une « construction idéale. » Lewes a raison : les lois que la science découvre ne sont pas et ne peuvent pas être des actes réels ni de réels procédés de la nature ; ces lois n’ont pas une existence vraiment objective et active : ce sont seulement des « notations de la marche observée dans les phénomènes » ou, comme on dit, de leurs processus; nous détachons par notre pensée des rapports de simultanéité ou de succession, nous généralisons ces rapports en les étendant à tous les phénomènes semblables; mais nos lois sont, en définitive, des types abstraits que nous construisons en substituant au procédé réel un procédé tout idéal. La loi ressemble aux choses comme la courbe tracée par le sphygmographe ressemble aux pulsations de la vie. Le gaz réel ne se dilate pas par la vertu de la loi de Mariotte ; il se dilate sous des actions mystérieuses dont la loi n’exprime que les effets lointains et les combinaisons mathématiques. La réalité ignore le « rapport inverse des pressions, » elle ignore nos nombres, nos lois, nos modes de figuration, et même « l’axiome éternel » de M. Taine. Goethe, dans le second Faust, a décrit le monde sublime et morne où règnent les lois, ces « mères qui trônent dans l’infini, éternellement solitaires, la tête ceinte des images de la vie, mais sans vie. » Le monde des lois est en effet un monde d’idées. La science a donc précisément pour domaine ce « royaume impalpable et invisible » que vous prétendez réserver à la métaphysique. La science, elle aussi, le peuple de « fictions, » pour parler comme Lange ; ses fictions mathématiques et mécaniques diffèrent profondément des fictions du poète en ce qu’elles sont construites selon des règles rigoureuses, sous la pression des choses mêmes; ce sont des artifices exacts et efficaces qui nous permettent, par un mouvement tournant, de bloquer les bataillons serrés des phénomènes et de faire, en apparence, capituler la nature. La nature n’en continue pas moins d’opérer et d’agir par des voies toutes différentes de nos lois ou formules scientifiques. Cessez donc d’ériger les effets en causes, de confondre des résultantes uniformes avec les forces cachées, avec les vraies « mères fécondes des phénomènes. » Schopenhauer aimait à dire, avec les platoniciens, que la conception de la matière est un mensonge vrai, ἀληθινὸν ψεῦδος, c’est-à-dire une fiction qui s’adapte à la réalité sans lui ressembler ; on en peut dire autant de la science positive : c’est un mensonge vrai.

Transportez-vous à quelques milliards d’années ; supposez la tâche des sciences positives de plus en plus avancée, supposez même réalisé le rêve de M. Spencer, « complète unification du savoir, » ou le rêve analogue de M. Taine, découverte d’une loi primordiale.