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la totalité de l’existence et l’ensemble des choses concevables, soit que « ce monde » l’épuise, soit qu’il ne l’épuise pas. C’est une question qu’on ne doit pas préjuger. Il faut laisser, comme disait Stuart Mill, « toutes les portes ouvertes, » même celle qui donne sur le septième ciel.

En somme, la possibilité ou l’impossibilité de la métaphysique dépend de la manière dont on conçoit le rapport de la pensée à la réalité. Ou bien la pensée est séparée de la réalité et faite de manière à la penser comme elle n’est pas, semblable à un miroir inexact qui représenterait nécessairement une maison quand il faudrait représenter un homme ; encore y aurait-il toujours un rapport déterminé entre la fausse apparence et la réalité. En ce cas, cependant, il est clair que toute spéculation sur le réel me serait interdite. Mais aussi je puis laisser ce prétendu réel dans le vide où il se cache : il est pour moi comme s’il n’était pas. Ou bien il y a une certaine harmonie fondamentale entre la pensée et la réalité, soit parce qu’elles se ramènent à une identité ultime, soit parce que la réalité a produit la pensée et a dû s’y empreindre, soit enfin parce que c’est la pensée même qui conçoit la réalité. En ce cas, l’homme ne peut sans doute se faire une conception adéquate et comme une image parfaite de la réalité totale; pourtant, il peut trouver des points de repère dans l’expérience, qui atteint la réalité partielle; il peut se former, sur l’ensemble des choses, une conception incomplète et inadéquate, mais régulièrement liée avec le tout. Cette conception sera encore en partie « symbolique; » comme les systèmes scientifiques sont des traductions de la vérité, les systèmes métaphysiques seront des traductions de la réalité en langage humain ; mais les symboles n’auront pas tous pour cela la même valeur. On pourra établir entre eux des degrés, selon qu’ils seront des projections plus ou moins lointaines et déformées. L’aveugle-né qui se représentait la couleur écarlate par analogie avec le sonde la trompette s’en formait une conception plus vraie que s’il se l’était figurée comme un son doux de flûte. Les religions n’ont été également que des symboles, en partie théologiques, en partie cosmologiques, exprimés non plus dans le langage de la raison, mais dans celui de l’imagination et du sentiment; elles n’en ont pas moins eu une valeur très inégale. Mettrez-vous sur le même rang le christianisme des Européens et le fétichisme des anthropophages sous prétexte qu’il y a une égale « hétérogénéité » entre ces religions et leur objet mystérieux ?

A vrai dire, l’objection des kantiens repose sur une définition paradoxale de la réalité, qu’ils placent a priori hors de toute pensée. Ils supposent deux mondes séparés l’un de l’autre : phénomènes et choses en soi, apparences sans réalité et réalité sans