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apparences; selon nous, il n’y a qu’un univers. Le monde des phénomènes, c’est la réalité partielle ; le monde des choses, c’est la réalité totale. Par les faits de conscience, par les sensations, par les pensées, par les volontés, nous pénétrons donc déjà dans la réalité même ; par la porte des phénomènes, nous sommes déjà entrés dans cette « Thèbe aux cent portes » dont par le Schopenhauer, dans ce monde des choses en soi dont nous-mêmes faisons partie, in quo vicimus, movemus et sumus. La métaphysique n’est donc plus nécessairement une science transcendante et vaine : elle est un savoir immanent, portant sur le réel, savoir vrai, quoique incomplet, — d’autant plus vrai que nous y réunissons plus indivisiblement les choses objectives et la conscience prétendue subjective par laquelle nous mêlons notre vie à la vie du tout.


III.

La méthode de la métaphysique dérive des considérations qui précèdent. Nous avons vu que l’objet de la métaphysique est la réalité complète; or celle-ci doit se trouver dans les élémens irréductibles et dans le tout : la métaphysique doit donc avoir pour point de départ une analyse radicale de l’expérience et pour but une synthèse universelle.

Les sciences particulières, par une suppression commode des difficultés, placent leurs propres fondemens en dehors de leurs recherches : étendue, temps, mouvement, masse, force, matière, vie, etc. Ramener ces fondemens de la science à la clarté de l’expérience réfléchie, exclure tout préjugé, toute affirmation a priori, toute hypothèse, tout postulat, pour prendre sur le fait ce qu’il y a de primitif et de radical dans l’expérience, pour sonder en quelque sorte le fond même de l’expérience universelle et le rendre transparent, comme le fond d’un lac se révèle sous l’eau devenue claire, — telle est la première tâche de la métaphysique. Loin de travailler en l’air, elle doit être à son début la plus expérimentale des études, puisqu’elle est l’anatomie même de l’expérience et de ses conditions.

Les sciences particulières n’ont pour objet qu’un fragment de la nature ; aucune ne prend et ne peut prendre pour objet l’univers, la totalité de l’être. Cette idée même de l’univers, du grand tout, est déjà métaphysique. Au point de vue des sciences étroitement positives, que savons-nous si les êtres forment une vraie totalité, une unité quelconque embrassant toutes choses, un univers, plutôt qu’une série discontinue de phénomènes sans lien, une dispersion d’êtres jaillissant dans le temps et dans l’espace, en un mot ce qu’Aristote appelait « une mauvaise tragédie faite d’épisodes? » L’univers est une idée de l’homme, idée directrice que la science