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géomètre qui découvre un seul système de perspective capable d’unir, de coordonner et d’expliquer des aspects différens[1].


— Fort bien, nous dira-t-on; mais comment passerez-vous de la valeur logique des systèmes à leur vérification dans la réalité? Il ne suffit pas de construire un monde dans sa pensée en spéculant sur l’univers et sur ses principes : il faut savoir encore si cette construction a une valeur en dehors de notre esprit; ce n’est pas assez que les idées d’un Spinoza ou d’un Hegel soient liées entre elles ; il faut encore qu’elles soient liées avec les choses. L’hypothèse explique la réalité, disait Descartes, mais c’est la réalité qui prouve l’hypothèse. Faire une hypothèse fausse, en présence de la nature, c’est ressembler à un musicien qui, au milieu d’un concert, chante dans un ton autre que celui de l’ensemble.

Reconnaissons d’abord que la vérification sensible, la confirmation des idées par les sensations, ne saurait se produire dans la métaphysique : le fond intime de l’homme et de tous les êtres, les premiers principes et les lois suprêmes de l’univers ne peuvent avoir rien de sensible. Le dogmatisme mystique nous par le bien quelquefois, par exemple, de la perception ou de l’expérience intime qu’il prétend avoir de Dieu[2] ; mais, quand même un être qui se donnerait le nom de Dieu nous ferait entendre sa voix ou se révélerait à nous par une perception quelconque, interne ou externe, nous pourrions toujours nous demander si cette voix est bien celle de l’Être infini, si cette perception est celle du parfait. Rien n’assurait Moïse que l’être entrevu dans le buisson ardent fût Dieu même, que la voix entendue dans les éclairs du Sinaï fût la voix de Jéhovah. De même, si nous nous trouvions réveillés après la mort dans une autre vie avec le souvenir de la vie actuelle, nous n’aurions pas fait pour cela l’expérience de notre immortalité indéfinie, car nous pourrions nous demander si cette seconde vie ne sera point la dernière. Nous aurions une probabilité plus grande, nous n’aurions pas une certitude expérimentale. De même encore pour la « fin suprême du monde, » s’il y en a une, et pour le « triomphe final du bien, » s’il doit arriver; nous ne pourrons jamais être certains physiquement de ce triomphe : nous pourrons toujours nous demander s’il est définitif, si Ahriman est à jamais réconcilié avec Ormuzd.

  1. Deux grands procédés sont ici également légitimes : on peut concilier des principes opposés, comme la liberté de notre volonté et le déterminisme de la nature, soit par un procédé de distinction, en montrant qu’ils sont vrais à des points de vue différens, soit par un procédé d’unification, en montrant qu’ils dépendent d’un commun principe et d’une idée supérieure.
  2. Voir le père Gratry.