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intérêts de la famille. Il serait facile alors au fils d’abattre l’un après l’autre tous les petits tyrans de l’Italie centrale ; puis, par une police sanguinaire, de pacifier ses conquêtes et de réduire l’indiscipline de ses condottières. il fallait beaucoup d’argent pour nourrir des armées où les compagnies françaises se mêlaient aux bandes suisses, espagnoles ou italiennes ; Alexandre puisait dans les coffres de la sainte église et les vidait, puis il les remplissait de nouveau par les moyens très efficaces que l’on verra plus loin. Mais, avant tout, il était utile aux Borgia, afin d’avoir l’esprit et les mains libres, et d’imposer silence aux objections du monde chrétien, de témoigner avec éclat de leur parfaite indifférence pour le christianisme, les plus graves traditions de l’office pontifical et la mission divine du pasteur des âmes.

L’occasion se présenta d’elle-même au pape, le lendemain de la mort horrible de son fils aîné. Depuis quelques années, le dominicain Savonarole était le maître de Florence ; il avait aidé à la chute des Médicis et poussait la république dans les voies dangereuses d’une démagogie théocratique. Il tonnait du haut de sa chaire contre les abus de l’église, les scandales du haut clergé, la corruption de la cour romaine. Je ne crois pas qu’il fût pour Alexandre VI, dont il demandait la déposition, un adversaire bien redoutable. Il était trop violent et faisait peser sur les Florentins un régime trop irritant d’inquisition monacale pour qu’il pût gouverner longtemps, du fond de son cloître, cette ville spirituelle où s’était posé le berceau de la renaissance. Le frère Jérôme, qui fit brûler sur la place de la Seigneurie les livres, les tableaux et les meubles précieux, n’avait, comme partisans fidèles, que le petit peuple, les dévots à l’âme étroite, les pleureurs, les piagnoni ; contre lui étaient les médicéens, puis les républicains de l’ancien régime communal, enfin les frères mineurs et la multitude bourgeoise du tiers-ordre franciscain. L’heure de sa chute semblait donc marquée. C’était une révolution de plus à faire par ce peuple aimable qui, depuis quatre ou cinq siècles, avait bouleversé chaque vingt ans sa constitution, et n’en était pas moins le plus civilisé de l’Italie. Mais la pire faiblesse de Savonarole était dans la nature même de ses vues religieuses. Il méditait trop assidûment sur l’Apocalypse pour être bien entendu en ces derniers jours du XVe siècle italien. Il parlait en prophète à un peuple sceptique qui lisait le Décaméron et le Morgante maggiore ; il contait ses visions à un auditoire de chrétiens très particuliers, où se rencontraient Machiavel et Pic de la Mirandole. S’il rêvait d’une croix noire dressée sur Rome comme un symbole funèbre pour la papauté des Borgia, il plaçait son rêve dans son plus prochain sermon. Cet illuminé,