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touchant. Pope fut un libéral dans la plus ancienne et la meilleure acception, et voilà pourquoi ses œuvres nous apparaissent tout près de nous, séparées seulement par une distance aérienne où notre œil les atteint du premier regard, et pourquoi le lecteur qui s’y engage ne s’y sent nulle part dépaysé.


II.

Cette proximité n’est encore que bien générale ; c’est celle qu’ont su se créer nombre de grands poètes avec les lecteurs de la plus lointaine postérité, et les plus étrangers aux formes de sociétés où ils ont vécu. Il y en a pour Pope une autre bien plus étroite et particulière. Par sa forme et ses cadres, il est presque notre contemporain, et il le paraîtra tout à fait par les sentimens, si l’on s’arrête plus exclusivement aux œuvres de sa jeunesse.

Il y a deux Pope, en effet, fort différens l’un de l’autre, séparés par l’énorme labeur de la traduction poétique d’Homère. Le premier est tout lyrique, d’une fantaisie ailée et hardie, d’une passion vive et charmante ; le second, fort noble de pensée et de faculté d’observation fort originale, est tout didactique. Aucun des deux ne nous est bien étranger, mais le plus voisin de nous c’est le premier. C’est aussi le plus vrai, celui que la nature avait voulu former, qu’elle avait pour ainsi dire décrété, et plus nous relisons celui-là, plus il nous semble apercevoir en lui un poète en puissance bien autrement grand que celui que nous connaissons. Ce premier Pope, en effet, a passé avec une rapidité extraordinaire et a été épuisé en quelques années. Il débute en 1709, atteint son zénith en 1711, et disparaît pour ne plus revenir avec l’édition générale des premiers poèmes en 1717. Pourquoi ce premier Pope s’éclipsa si vite sans tenir les promesses splendides de ses poèmes de jeunesse, il y a peut-être quelque intérêt à le chercher un instant.

Quand nous considérons d’ensemble la vie de Pope ou que nous sortons de la lecture de ses œuvres, nous éprouvons la sensation pénible d’un magnifique avortement, masqué de gloire et de succès. On n’aura aucune peine à comprendre que le poète qui était en lui en puissance n’ait pu se développer, si l’on sait qu’il y eut aussi en lui un homme moral qui ne parvint pas davantage à son plein épanouissement, et que ses contemporains ne surent pas toujours reconnaître. Il a gagné la réputation déplaisante d’un être taquin, susceptible à l’excès, irritable d’une manière enfantine, satirique jusqu’à la méchanceté, vindicatif et boudeur, mais il nous semble que la réputation qu’on a faite à son caractère, comme celle qu’on a faite à son talent, pourrait être soumise à délicate révision. Que Pope