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ait eu une très belle âme, il serait difficile de l’affirmer, mais qu’il ait eu de très nombreuses parties d’une très belle âme, voilà ce qu’on ne peut contester sans justesse et sans justice, il fut un fils admirable. Il entoura des soins les plus assidus sa vieille mère qui mourut nonagénaire, longévité qu’il a notée dans l’Essai sur l’homme comme une faveur particulière de cette Providence en laquelle il aimait à se confier. Et qu’elle est belle, la conclusion de l’épître à Arbuthnot où il venge avec une si noble fierté la mémoire de son père outragée par lady Mary Wortley Montagne, assistée de lord Hervey! Il n’y a de comparable à cela que l’épitre Ad librum meam, où Horace invite son livre à prendre sa volée et à aller raconter au monde comment, fils d’affranchi, il est devenu poète illustre. Pope s’en est certainement souvenu; mais, malgré ce souvenir, j’oserai dire que l’avantage est de son côté par la noblesse exceptionnelle du sentiment qu’il exprime, car enfin Horace ne mentionne son père l’affranchi que pour tirer orgueil d’avoir su s’élever au-dessus de sa condition, tandis que Pope rappelle son père le drapier pour redescendre jusqu’à lui des hauteurs où la renommée l’a placé, et s’effacer respectueusement derrière ses vertus. Rebuté par l’amour et chassé hors de ses joies, Pope prit sa revanche avec l’amitié, et il la prit complète. Il fut, presque à tous les égards, un ami incomparable. Boileau seul a su parler mieux encore de ceux qu’il aimait et admirait, mais il manque chez ce dernier cet accent si particulier de tendresse qui distingue Pope lorsqu’il s’adresse à ses amis. My saint John, my Swift : ce qui résonne d’affection presque enfantine dans ce my ne se peut dire. Jonathan Swift a fait à cet égard l’apologie de Pope dans une certaine pièce où il se représente mort, et calcule combien durera le regret de chacun de ses amis : « Le pauvre Pope en sera triste tout un mois, et Gay une semaine, et Arbuthnot un jour.» Il fut souvent un confrère grincheux et susceptible, jamais injuste, indélicat et jaloux. Il eut au plus haut point le sentiment de ce que les lettrés se doivent entre eux d’égards et de tolérance. Il ne sollicita de sa vie jamais pour lui, mais les sollicitations ne lui coûtaient rien dès qu’il s’agissait de tirer un malheureux de la détresse, ou de sortir d’embarras un homme de mérite, et il sollicitait alors non-seulement ses amis tories, mais ses ennemis whigs, Robert Walpole comme Harley et Bolingbroke. Jamais il ne refusa un secours à un confrère malheureux, et sa libéralité fut sans morgue et sans pédantisme. Rien n’est touchant comme la protection qu’il ne cessa d’étendre sur le misérable Richard Savage, sans qu’aucune des erreurs énormes de cet énigmatique et équivoque personnage, ni l’inconduite confinant au crime, ni la prodigalité confinant au vol, parvinssent à le rebuter et à le lasser. C’est lui qui