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qu’il n’avait rien à espérer des Grâces et qu’il faudrait faire sa compagnie des seules Muses, et il concentra toute sa vie et tout son génie sur la seule littérature. Ah ! qu’ils sont touchans et qu’il y a de tristesse réprimée dans les vers qu’il adresse à Martha Blount en lui envoyant sa Forêt de Windsor : « Salut, ombrages autrefois aimés, autrefois inspirateurs, scènes de mes jeunes amours et de mes heures heureuses, où les tendres Muses m’arrêtèrent comme j’allais rêvant, et, me pressant doucement la main, me dirent : Sois nôtre. Prends tout ce que tu auras jamais, une Muse constante. A la cour, tu pourrais être apprécié, mais tu n’y gagnerais rien ; tu peux acheter et vendre des fonds, mais pour toujours perdre[1], et aimer les yeux les plus brillans, mais les aimer en vain. » Hélas! le commerce des Muses, même lorsqu’il est entièrement chaste, ne va pas non plus sans certaines conditions qui étaient encore refusées à Pope. Son imagination était curieuse, et toute sa vie il rêva voyages, vain rêve qu’il ne put jamais réaliser. Il aimait la nature, et il aurait excellé à la décrire : toute sa vie il lui fallut se contenter de celle qu’il pouvait embrasser de sa terrasse de Twickenham. De véhémente et d’errante qu’elle était à l’origine, son inspiration devint donc forcément casanière, sédentaire, et voilà l’origine de cette poésie de cabinet, de cette poésie chambrée qui remplit la seconde et plus longue partie de sa vie. Voilà aussi l’origine de cette correction qui lui est quelquefois reprochée comme excessive. L’inspiration étant chez lui intermittente, il employait le peu qui lui en venait chaque jour à remanier, retoucher, refaire. Nul poète n’a moins rougi des ratures, et ne s’est moins fié à la spontanéité de la verve. En vérité, de quelque côté qu’on regarde, on ne voit qu’empêchemens à la pleine expression de son génie poétique. Ainsi, il avait le goût de la peinture, et il en poussa l’étude et la pratique assez loin sous la direction de son ami Jervas[2]; mais sa myopie coupa court à cette poursuite et priva sa poésie des ressources qu’elle aurait pu trouver dans ce second art, qu’elle y trouva même dans un moment unique, ainsi que nous en témoignera tout à l’heure l’adorable poème de la Boucle de cheveux enlevée. Enfin, son indépendance même lui fut fatale. Dès qu’il fut arrivé à la célébrité, il pensa prudemment à l’avenir et s’attela à l’immense besogne de sa traduction poétique

  1. Allusion probable à une perte qu’il éprouva dans la faillite de la compagnie de la Mer du Sud, faillite célèbre sous le nom de South sea Bubble, l’équivalent de notre crac de la rue Quincampoix.
  2. Suivant Johnson, un portrait de l’acteur Betterton de la main de Pope était en la possession du lord Mansfield de l’époque, et un des récens éditeurs du poète nous parle aussi d’un portrait qui est la propriété du duc de Norfolk et se trouve au château d’Arundel.