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d’Homère. Il y gagna sa jolie maison de Twickenham, mais il y perdit ses années les plus fertiles, et avec elles l’inspiration charmante qui avait fait son nom. Toutes les circonstances se réunirent donc pour rejeter Pope dans une vie exclusivement et étroitement littéraire. Or, une vie littéraire trop assidue entraîne qui la mène à donner à la longue aux questions de forme et de technique une importance exagérée ; en sorte qu’on peut dire sans paradoxe que favorable à l’acquisition des subtilités et délicatesses du métier, elle est mortelle à l’inspiration, et qu’elle dépouille le poète tout en enrichissant l’ouvrier. Si jamais carrière poétique témoigna avec éclat des profits et des dangers d’une vie trop strictement littéraire, à coup sûr ce fut celle de Pope.


III.

Le romantisme est tellement l’essence du génie poétique anglais, qu’il n’a jamais épargné aucun des vrais poètes qui ont eu des aspirations au classicisme. Voyez, par exemple, la très originale et très glorieuse mésaventure de Ben Jonson. En face de l’inspiration libre de Shakspeare, il eut la prétention de fonder un théâtre classique, soumis à l’observation des règles transmises par la critique et où l’exploitation habile et savante des richesses de l’antiquité aurait plus de part que les fantaisies d’une imagination relevant d’elle seule. Heureusement pour sa gloire, il y a mal réussi. Tous ses efforts pour vaincre sa robuste originalité ont été inutiles ; ils ne sont parvenus qu’à la meurtrir, à la fausser, à la faire dévier dans l’excentricité, à lui imprimer les formes les plus étrangement martelées qui se puissent concevoir. Cela un théâtre classique ! Figurez-vous un théâtre composé de personnages qui sont au moral ce que les Han d’Islande, les Quasimodo et les Triboulet de Victor Hugo sont au physique : des personnages porteurs d’âmes bossues, bancroches, affectées de strabisme, chargées de verrues et d’excroissances bizarrement placées, possédées de manies énormes offensives envers la morale à l’égal d’un crime, décorées de groins aptes à fouiller la fange appétissante et de gueules armées de crocs de mastiff anglais destinées à retenir sous leur prise cruelle la proie où elles ont une fois mordu. Ces âmes si singulièrement difformes, Ben Jonson ne se contente pas, pour nous les faire comprendre ou haïr, des actions résultant de leurs vices, il nous fait assister, par la plus monstrueuse des psychologies, à leur vie secrète, aux mystères à faire frémir de leurs convoitises, au somnambulisme de leurs vanités, aux gloutonneries de leurs ambitions,