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absolument parfaite obtenue par l’emploi exclusif de la grâce que repousse le genre héroï-comique. Non-seulement Pope a transformé ce genre, mais il en a changé ce que l’on appelle les machines et celles qu’il a inventées sont issues du romantisme. Avec un sentiment profond du surnaturel que réclamait son sujet, aux divinités et aux allégories classiques il substitua les esprits élémentaires, sylphes et gnomes. Il prétendit, il est vrai, les avoir empruntés au roman célèbre de l’abbé de Villars, le Comte de Gabalis, ce qui leur donna une apparence d’origine française; mais il n’avait pas besoin d’aller les chercher outre-Manche, et il les aurait facilement trouvés dans les traditions et chez les poètes de son pays, où ils font assez gracieuse figure, ainsi qu’en témoignent Ben Jonson, Michel Drayton, Spenser, surtout Shakspeare, dont l’Ariel a laissé son nom au sylphe en chef de la Boucle de cheveux. A chacune des prétendues imitations ou réminiscences françaises ou italiennes de ce poème, il est facile, comme pour les sylphes, d’assigner une origine purement anglaise. On n’y trouve qu’une seule allégorie à la manière classique, celle du Spleen, divinité anglaise s’il en fût. Voltaire s’est rappelé à son sujet la mollesse de Boileau ; plus familier avec l’ancienne littérature anglaise, il se serait aussi bien rappelé les allégories et les descriptions de Spenser. Et le badinage de Pope, comme il est loin du badinage classique ! C’est en vain que le correct bon goût voudrait retenir son imagination qui s’amuse, Pope porte dans les jeux de l’imagination une verve hasardeuse, une véhémence drolatique, une poésie caricaturale qui ne sont que de son pays. Voyez, par exemple, comme, dans la scène de la partie d’hombre, le tableau devient naturellement fantastique, comme ces figures des cartes prennent aisément une personnalité. Il n’y a vraiment que Dickens qui ait su créer des visions lilliputiennes aussi vivantes, avec les riens du ménage et de la chambre. Voyez encore les métamorphoses opérées par la déesse Spleen pour meubler sa caverne, ces théières vivantes qui se tiennent dans l’attitude indispensable pour verser la liqueur, ces pots qui marchent comme les trépieds d’Homère, ces cruches qui soupirent, ces hommes en mal d’enfant et ces filles changées en bouteilles qui crient qu’on vienne les déboucher. Voilà des métamorphoses fort différentes de celles dont Circé peuplait ses parcs. C’est le genre de comique des caricaturistes anglais, et si, en dehors des papiers satiriques de la Grande-Bretagne, vous avez par hasard rencontré quelque part ces fantasques drôleries, c’est dans les œuvres peu classiques de la peinture flamande ou hollandaise, dans quelque Tentation de saint Antoine de Téniers, quelque Réception de sorcière d’Adrien Brauwer, ou dans les bouffonneries amusantes de notre Callot, tous noms que les œuvres