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il se laisse aller à une véhémence qui fait subitement monter le sensible baromètre de son âme; plus loin, fier d’être compris, il insiste avec bonheur sur le point qu’il vient de mettre en lumière, ou bien il s’indigne avec des accens de satirique ou s’afflige presque avec des tons d’élégie. Et quel beau style ! c’est merveille devoir comme toutes ces notions abstraites de fini et d’infini, de droit et de devoir, de raison et de passion enveloppées de mots concrets, vivans, colorés, ont « fleuri comme le désert et verdoyé comme la ronce. » Si ce que dit Pope n’a, comme on l’a prétendu, qu’une valeur secondaire, il faut avouer qu’il le dit d’une manière incomparable, avec des tours si variés et un style si original que cela s’imprime de soi-même dans la mémoire. Aussi n’y a-t-il pas de poète en Angleterre dont un plus grand nombre de vers soit passé en citations courantes.

Voilà pour la forme générale du poème. Le fond, je le crains, trouverait aujourd’hui moins d’enthousiastes que par le passé, et même moins déjuges disposés à l’indulgence. Médiocre philosophie, et d’ailleurs surannée, tel serait probablement le verdict de plus d’un. Est-ce bien exact ? Surannée, elle ne l’est peut-être pas plus que celle de tant d’autres œuvres dont les doctrines sont désormais oubliées ou dépassées, que la théologie janséniste de Boileau, par exemple, dans cette épître Sur l’amour de Dieu, qui conserve encore cependant une certaine valeur. « Ce que la Muse a chanté durera, » a dit Pope lui-même, et ce mot heureux trouve ici sa juste application. C’est le propre des vérités et des erreurs, lorsqu’en leur saison florissante elles ont eu la fortune d’être enfermées dans la poésie, de conserver leur valeur, leur beauté, leur prestige, même lorsqu’elles ne sont plus admises par la simple prose et que le monde les a rejetées. Il n’y a plus de jansénistes parmi nous mais le jansénisme de l’épître de Boileau reste encore éloquent et terrible comme le jour où il la composa. Il y a peut-être moins encore de déistes que de jansénistes à notre époque, mais le déisme de l’Essai sur l’homme conserve encore pour tout lecteur lettré ce qu’il eut à son heure de hardiesse et de religieuse liberté.

La philosophie de l’Essai sur l’homme n’est pas plus médiocre qu’elle n’est surannée. Loin de la trouver trop maigre, nous la trouverions volontiers trop touffue. L’impression, toujours identique, qui nous en reste après une lecture dix fois répétée à de longs intervalles, c’est que cette œuvre, loin de retenir l’esprit sur le terrain ferme et bien délimité d’une doctrine unique, le promène à travers les provinces les plus différentes de la spéculation philosophique. Cherchez les doctrines qui ont participé à la philosophie de l’Essai sur l’homme, il y en a dix ; non qu’il y ait là aucun