Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/392

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fort. Quelle précaution législative peut empêcher le plus faible de céder à la violence ou déplier sous la peur? Supposons, néanmoins, que le législateur intimide, à force d’habileté, les maris eux-mêmes, et qu’aucune femme ne soit désormais battue. Le vœu du législateur est exaucé : la femme du salarié garde, en fait comme en droit, la libre disposition de ses propres salaires; le mari n’y peut plus compter ! Croit-on que le salarié s’accommode d’un tel régime? La femme elle-même peut être paresseuse, légère, prodigue, et c’est en liant les mains au mari qu’on aura, dans tel ménage, compromis les intérêts communs. Voilà de quoi faire beaucoup réfléchir, avant qu’ils contractent un mariage légitime, des hommes déjà peu enclins à se marier. L’union libre n’offrira pas les mêmes inconvéniens, et sera d’autant plus généralement pratiquée. Singulier moyen de régénérer la société française !

La plupart des juristes français ont un respect peut-être superstitieux pour le code civil. Si c’est un travers, nous le confessons, mais sans de grands remords. Depuis près d’un siècle, nous avons connu tant de vicissitudes ! On a fait et défait tant de lois ! Pourtant celle-ci a défié les tempêtes et, quand tout changeait autour d’elle, n’a guère changé. Elle a pu, sans être atteinte dans une seule de ses parties vitales, abriter tour à tour une dizaine de régimes politiques. Il est donc permis de présumer qu’elle conciliait bien des intérêts divers, peut-être même qu’elle est encore aujourd’hui l’expression des intérêts généraux. C’est pourquoi nous désirons, non pas qu’on s’immobilise à jamais dans l’œuvre de 1804, mais qu’on n’y touche pas sans une grande circonspection. Nous demandons par-dessus tout qu’on respecte, dans les divers projets de réforme, les principes de liberté civile et d’égalité qui sont le fondement même de notre droit et le patrimoine de la France.


ARTHUR DESJARDINS.