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ne peut se flatter de faire, avec ses Martyrs le même bruit, d’exciter le même délire qu’avec le Génie du christianisme. Il ne peut que confirmer sa réputation et non l’augmenter. Il ne peut espérer que de conquérir définitivement l’estime des gens de goût, de leur arracher cet aveu : nous avions raison. Au moment où le Génie du christianisme parut, l’envie n’avait pas encore eu le temps de prendre ses mesures ; on aime à caresser le talent à son aurore ; plus tard, on se venge sur une réputation faite de l’enthousiasme et de l’admiration qu’on a employés à la faire. »

Quelque profondes que fussent ses blessures d’amour-propre, une douleur plus vive vint en ce temps-là inopinément le saisir. Son parent, du même nom que lui, Armand de Chateaubriand, demeuré hors de France, s’était imprudemment engagé comme correspondant des princes, à débarquer sur les côtes de Normandie. Depuis treize jours, il était au secret. Chateaubriand en fut instruit. Il supplia Mme de Custine de l’accompagner chez Fouché. Elle ne s’y refusa pas. Fouché nia qu’Armand eût été arrêté. Plus tard, quand il fut obligé d’en convenir, il dit qu’il avait voulu cacher son arrestation[1].

Le vendredi-saint de l’année 1809, Armand de Chateaubriand et ses deux coaccusés, le comte de Goyon et un domestique nommé Quintal, furent conduits à la place de Grenelle pour être exécutés.

Averti au dernier moment, René voulut accompagner son camarade, son parent, sur son dernier champ de bataille. Il ne trouva pas de voiture et courut à pied à la plaine de Grenelle. Il arriva tout en sueur, une seconde trop tard. Armand gisait contre le mur d’enceinte de Paris, la tête fracassée. Un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle[2]. René suivit la charrette qui conduisit le corps d’Armand au cimetière de Vaugirard.

À son retour, il laissa, en passant chez Mme de Custine, ce billet plus éloquent dans sa brièveté qu’une oraison funèbre :

« J’arrive de la plaine de Grenelle. Tout est fini. Je vous verrai dans un moment. »

Astolphe de Custine assure qu’il apportait à sa mère un mouchoir trempé dans le sang du malheureux Armand.

La vie de Mme de Custine dans ces premières années de l’empire est tellement mêlée à la vie de Chateaubriand, qu’il est impossible aussi de passer sous silence le succès de l’Itinéraire.

Si les Martyrs avaient été moins bien reçus du public, le récit

  1. Mémoires de Mme de Chateaubriand.
  2. Mémoires d’outre-tombe.