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et qu’il produirait sur cet auditoire, serait une impression accablante, toujours croissante, de tristesse et de pitié. Notre tempérament français, qui supporterait mal une pareille tension, interprète certains passages pour les besoins de sa bonne humeur.

Le jeu probable des acteurs était un autre motif de défiance. Quoi qu’on attendît de leur intelligence, on ne pouvait présumer qu’ils retrouveraient dans l’attitude, le geste, la voix, cette lenteur, cette gravité hiératique, cette impersonnalité, qu’avaient peut-être leurs aïeux du XIIe siècle, qu’ont encore des paysans russes, masse grise où les individus sont à peine différenciés, même dans la discussion, même dans la colère. Et s’ils atteignaient cet idéal de vérité, la salle se viderait, car le théâtre commande un grossissement d’optique, une exagération de sonorité, sous peine de nullité d’effet. L’acteur type, pour jouer la Puissance des Ténèbres ce serait le paysan façonné aux représentations d’Oberammergau, puisque le drame de Tolstoï est avant tout un Mystère.

J’indique seulement quelques-unes des transpositions capitales qu’il était facile de prévoir, en plus du malentendu originel sur la portée et le caractère de l’œuvre. Comment accueillerait-on le peu qui allait subsister de cette œuvre, ses crudités, aggravées dans notre langue, et son excès d’horreur? Austerlitz ou Waterloo? Je pariais pour Waterloo, quand la toile se leva, et je regardais les naturalistes, qui semblaient venus là pour gémir le mot de la défaite.


II.

Ce fut Austerlitz. Quand cette toile retomba sur le tableau final, dans une tempête d’acclamations, le public était transporté; je n’ai pas surpris un instant d’arrêt ou d’hésitation durant ces quatre heures. — Oublions le dessein primitif de l’auteur et ce qu’il y avait d’abord dans ces pages imprimées à Moscou, sur lesquelles je raisonnais tout à l’heure. Une œuvre de théâtre en est sortie pour nous, un autre monde de formes et d’idées recréées à notre usage. C’est ce produit que nous devons discuter, sans plus nous préoccuper de ce qu’a voulu Tolstoï. Quelle puissance y a-t-il donc dans ces idées, dans ces arrangemens de faits si simples pour qu’à travers tant de voiles on ait pu discerner les lueurs de génie? D’où vient cette puissance? Il n’est pas inutile de le chercher, d’autant plus que certains critiques la nient, et que d’autres la constatent sans en dire, je crois, les véritables sources.