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Faisons d’abord la part des élémens accidentels qui ont contribué au succès. On a tenté de l’expliquer par la composition de la salle. Elle était curieuse à observer, cette salle. Elle offrait une réduction assez exacte de notre armée littéraire, telle qu’on la voit s’échelonner entre l’Institut et Charenton, avec ses réserves solides, ses jeunes troupes, son avant-garde, ses tirailleurs perdus. La critique était là au grand complet, et l’on reconnaissait des écrivains de toutes les écoles, quelques-uns peu suspects d’une prévention favorable. Il y avait des naturalistes, des symbolistes, des décadens, et de ce côté un peu de fanatisme préconçu. J’imagine que si l’on eût regardé de près leurs contre-marques, on y aurait lu quelque chose comme hierro,.. en caractères russes. Ceux-là avaient l’enthousiasme sombre. Comme je risquais mon opinion sur certains détails révoltans pour les spectatrices, un inconnu s’approcha et me dévisagea d’un regard méprisant. Je crus qu’il allait m’appeler « vieil as de pique ! » en souvenir des temps héroïques. Il se borna à dire : « On n’écrit pas des pièces pour les femmes. » Son assertion était discutable, mais je l’aurais embrassé pour son fanatisme. Où en serions-nous, si quelque fanatisme n’échauffait plus les âmes de vingt ans? Il y avait aussi, il y avait surtout des jeunes gens sans parti-pris, ouverts et mûris par l’étude des choses étrangères, des représentans de la génération nouvelle, si intéressante et si difficile à définir ; elle ne ressemble à aucune de ses aînées, et nous devrons lui remettre demain la conduite de l’esprit français. On ne la voit guère dans les théâtres, car c’est une maladie qui fait de grands ravages dans la jeunesse lettrée, la lassitude du théâtre actuel. Ces indépendans, — ils le sont très fort, — ont écouté avec curiosité d’abord, avec intérêt ensuite ; peu à peu, on a senti venir cette vague irrésistible qui roule une assemblée d’hommes sous le pouvoir d’une pensée.

Les acteurs ont été pour beaucoup dans la victoire. Ils jouaient avec intelligence, parce qu’ils jouaient peu. Ce rôle impossible du vieil Akim, M. Antoine lui a donné juste ce qu’il fallait de relief: un peu plus, et il en dénaturait la simplicité; un peu moins, et le caractère du bonhomme ne se dégageait pas pour le spectateur. Les femmes s’étaient suffisamment approprié la résignation passive, l’abandon fataliste des paysannes russes. Quelques-uns de ces acteurs, — Et ce n’étaient pas ceux qu’on a le plus loués, — semblaient comprendre que les véritables personnages du drame sont des forces obscures, abstraites, la Destinée, le Mal, la Justice, et qu’eux, les hommes, ils devaient subordonner à ces « puissances » leur individu, leur vivacité de sentiment, qu’ils devaient nous apparaître