Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la manière dont il les dépeint, n’inspirent que la répulsion, sans un instant de complaisance, sans le moindre appel aux imaginations sensuelles. Les figures du musée de cire qu’on entr’ouvre aux adolescens ressemblent parfois aux sujets anatomiques sur lesquels travaille un chirurgien : qui s’avisa jamais de comparer deux ordres de choses aussi distincts ?

Les naturalistes se sont imaginé qu’ils retrouvaient leur bien dans l’œuvre du Russe ; on les a crus sur parole. Si j’essaie de dissiper cette équivoque, ce n’est point pour rabaisser le talent de M. Zola : les attaques banales contre cet écrivain ne sont le plus souvent qu’un hommage à l’hypocrisie bourgeoise. En développant la suite de ces réflexions, j’aurai l’occasion de lui faire large justice. Mais il importe de ne pas s’égarer sur les analogies, si l’on veut discerner les raisons du bon accueil que Tolstoï a rencontré. Ces analogies, ce n’est pas dans les récentes écoles réalistes qu’il les faut chercher ; ce n’est pas davantage dans Shakspeare, dont le nom me semble invoqué mal à propos par les enthousiastes ; c’est dans le théâtre antique, dans le plus vieux, le plus rude, le plus philosophique, celui d’Eschyle. En justifiant ce rapprochement, nous apercevrons, je crois, ce qui donne un intérêt profond et durable à la pièce représentée l’autre soir.


III.

Je vais au-devant d’un malentendu : on aurait trop beau jeu à ridiculiser ma pensée en l’exagérant. Je n’entends pas comparer les mérites du vieux tragique grec et ceux de notre contemporain russe. Une pareille comparaison serait puérile, comme l’a toujours été la querelle des anciens et des modernes. Les disputeurs méconnaissaient les conditions mêmes de la vie. Une œuvre d’art, si elle naît viable, est un organisme comme les autres, qui se développe, grandit et fructifie avec le temps. Il n’y a pas de commune mesure entre l’enfant et le vieillard, quand même celui-là devrait un jour atteindre ou dépasser celui-ci ; il n’y en a pas entre ce petit plant de chêne et l’arbre magnifique, trois fois séculaire, qui l’abrite de son ombre. Les deux glands qui leur donnèrent naissance contenaient peut-être en germe la même puissance de développement ; mais rien ne peut remplacer le travail des siècles. Durant ces siècles, le vieil arbre a tiré, pour se les approprier, les meilleurs sucs de tout le pays d’alentour ; ils ont centuplé sa force première. Ainsi l’œuvre d’art : sa vie s’accroît incessamment de notre vie, de nos pensées, de nos rêves ; chaque génération qui passe enrichit de sa substance