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de grandes découvertes scientifiques, sortant des livres spéciaux et des applications techniques, modifiaient les conditions de la pensée et de la vie. L’ensemble d’idées plus ou moins arbitrairement groupées autour du nom de Darwin a pénétré les esprits avec une force prodigieuse. Nous les respirons dans l’air; elles envahissent ceux-là même qui n’ont pas lu une page sur ces matières. Elles ont notablement transformé les rapports des hommes entre eux, ou du moins elles ont réglé sur un type raisonné ce qui était auparavant calcul d’instinct; elles déterminent la plupart de nos conceptions et de nos créations, en politique, en économie sociale, en droit, en histoire. Le philosophe et le négociant, l’ingénieur et le médecin, l’éleveur de moutons et le pasteur de peuples, tous témoignent pour Darwin, quelques-uns sans même connaître son nom. Abstraites et décharnées dans l’entendement du savant, ces idées revêtent une forme plus plastique quand elles atteignent les intelligences de culture moins spéciale, où l’imagination reprend ses droits. Un grand nombre de nos contemporains reviennent à une vue du monde peu différente de celle qui prévalait dans les écoles grecques, au temps d’Epicure. L’univers leur apparaît comme une grande mécanique tournant fatalement sur ces axes de fer, les lois naturelles, entraînant un pêle-mêle d’atomes en lutte, où la force, la richesse, la jouissance, broient impitoyablement la faiblesse, la misère, la souffrance. Quelques-unes des idées scientifiques descendent jusque dans le peuple. Voyez par exemple la théorie des microbes, et comment elle travaille l’imagination populaire à l’annonce d’une épidémie : pour la foule, c’est une puissance invisible, malfaisante, répandue dans les airs et dans les eaux, qui assiège l’homme de toutes parts. De là à personnifier ces puissances de la nature, à recréer une mythologie élémentaire, il n’y a qu’un pas. Il sera peut-être franchi.

Tandis que notre démocratie s’organisait et raisonnait selon les lois promulguées par la science nouvelle, son image se fixait sur les miroirs que la littérature présente aux sociétés. Il s’est trouvé qu’à ce moment c’était M. Zola qui tenait le miroir le plus large et le plus fidèle. Il a reflété l’image : non point, comme il le présume, dans les parties de son œuvre où il parle le plus haut de méthodes scientifiques, d’hérédité, d’instincts irrésistibles ; mais dans les parties inconscientes, dans celles où il redevient un poète épique, où il traduit en faits et en caractères la conception actuelle du monde et de la vie. Je crois que son nom dominera les créations littéraires de ces derniers vingt ans, comme domine toujours le nom de l’écrivain qui a eu la bonne fortune de faire passer dans une œuvre d’imagination le courant philosophique de son époque.