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gauche, des personnages tout d’une pièce, coloriés durement et sans nuances, comme ceux de l’imagerie populaire : un vieux richard toujours en colère, une belle-mère despote que rien ne peut fléchir, un vertueux inventeur du mouvement perpétuel, qui personnifie le libéralisme éclairé et opprimé. On y verra une jeune fille dont l’impudeur naïve nous révoltera, à moins qu’elle ne nous désarme à force d’inconscience; elle organise froidement des rendez-vous nocturnes pour elle d’abord, pour la femme de son frère ensuite, et ces dames viennent se faire caresser sur la scène. Tout cela peut sombrer du premier coup dans l’éclat de rire d’un public français ; tout cela peut se soutenir, si ce public franchit les écueils du troisième acte, s’il est conquis par la figure touchante et passionnée de la femme coupable, qui passe et repasse sans transition des angoisses du remords au délire de l’amour. Celle-là, c’est la passion au naturel, rendue avec une force incomparable, sans phrases, sans grimaces. S’il se trouve une grande actrice qui prête son démon à cette Phèdre moscovite, l’ébauche informe et puissante d’Ostrovsky peut aller aux nues, ensorceler tout Paris. Est-ce qu’on sait jamais avec le public !

Laissons-là le théâtre russe, qui nous entraînerait trop loin. La Puissance des Ténèbres n’a rien à démêler avec ce théâtre, non plus qu’avec le nôtre. C’est une tentative originale, unique, comme le génie de Tolstoï. Son succès ne saurait faire préjuger celui de ses compatriotes. Ce succès se maintiendrait-il devant une salle recrutée sans préparation? Pourrait-on risquer la pièce sur une de nos grandes scènes ? La question est à l’étude : je ne me charge pas d’y répondre. Une première épreuve a été favorable : redonné au Théâtre-Libre devant un public payant, le drame a recueilli de nouveaux applaudissemens. Il les retrouve à Bruxelles, où M. Antoine le joue en ce moment. Pourquoi un de nos directeurs n’essaierait-il pas ? Ses risques seraient minimes : le décor est très simple, et je m’étonnerais qu’on eût l’idée touchante d’envoyer un sou de la recette à l’auteur. Mais si l’on veut tenter l’expérience avec les meilleures chances, deux précautions me paraissent indispensables : la substitution de la belle variante, au quatrième acte, et la révision sévère des termes d’argot.

J’ajouterai, dussé-je être lapidé par la garde particulière de Tolstoï, que je verrais sans indignation deux ou trois coups d’un rabot sacrilège; mettons d’une estompe, si l’on préfère. Oh! des riens; une phrase par-ci par-là, voire même les dix lignes qui ont fait donnera l’oncle Akim, laboureur de son état, le sobriquet de « vieux vidangeur. » Nous les rétablirons une autre année. Quand on veut gagner quelque chose sur les préjugés des hommes, il ne faut pas