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éclate la puissance du fleuve berceur et nourricier... Il coule depuis des siècles, ce flot de vie, sous des noms divers : en cette région, à cette heure, c’est le génie de Dumas père ; c’est toujours, ce sera éternellement le génie dramatique français !

Au moins n’est-il pas près de tarir : après Dumas père, Dumas fils; à vingt années de distance (il n’y a guère davantage entre la Jeunesse des Mousquetaires et la Princesse Georges), voici la même force qui passe: elle n’agit pas de même, par exemple! Tant mieux! elle varie nos plaisirs. Autant le fleuve était répandu, autant il s’est encaissé : il n’en a que plus d’énergie, et surtout il est plus profond. Si rapide qu’il soit, il laisse des germes éclore et se développer; bien plus, il leur permet de jeter de plongeantes racines. Douze tableaux, sans compter le prologue et l’épilogue, et tout un peuple de personnages, — c’est la Jeunesse des Mousquetaires ! Trois petits actes et une poignée de personnages, — je dirais presque un seul, — c’est la Princesse Georges! Mais ces mousquetaires et leurs compagnons, tout gesticulans, tout animés qu’ils sont, ne vivent qu’à fleur de peau; cette unique héroïne, au contraire, est imprégnée d’humanité jusqu’aux moelles.

La Princesse Georges, à n’en considérer que la forme, est une tragédie ; une tragédie tellement régulière, tellement sévère que celles du XVIIe siècle, Andromaque, Bajazet et même Phèdre, où domine un seul rôle, paraissent auprès d’elles des drames libertins. Dans un salon, en moins d’une demi-journée, la destinée d’une personne subit une crise: un thème si simple a sa beauté. Après les complications de la scène romantique, elle paraît nouvelle; au fait, ne l’est-elle pas? Il était réservé à ce temps-ci d’inventer la tragédie express.

Mais regardons la substance de l’œuvre. Il se peut que M. Dumas fils, en l’imaginant, ait voulu composer un poème symbolique : je n’y contredis point. Mlle de Terremonde, c’est « le féminin; » M. de Terremonde, c’est « la passion; » la princesse Georges, c’est « l’amour... porté à son point culminant et à sa preuve irrécusable : le pardon. » A la bonne heure! j’en crois les deux préfaces et les notes; ainsi averti, je n’ai garde de méconnaître l’intérêt de cette moralité moderne. Mais parmi ces figures, il s’en trouve une, au moins, qui est une personne humaine; l’auteur me pardonnera si ma sympathie s’attache à elle. En certains points de son cours, le génie de M. Dumas fils ne s’est pas contenté de se resserrer : il s’est forcé à des travaux d’art, pour s’élever plus haut; soit! Vous connaissez la machine de Marly? Supposez que, dans un de ses tuyaux presque perpendiculaires, un bel arbre ait poussé, qu’une hamadryade y respire : — C’est la princesse Georges!

Oh! je vois bien que devant cet ouvrage, même devant l’héroïne, plus d’un spectateur hésite. Est-ce les intentions de M. Dumas qui tracassent