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elle ne se souvient pas de son autre existence, tandis que dans celle-ci elle se souvient de la première. De là l’expression de condition seconde, appliquée à la seconde veille, primitivement état somnambulique, et de condition première, appliquée à la première veille, primitivement état normal. Voilà donc deux moi superposés en quelque sorte et alternant l’un avec l’autre. Si, à un moment donné, la mémoire venait à disparaître du premier état, la rupture serait absolue, et nous serions dans le cas rappelé par Leibniz[1] : « Si nous pouvions supposer que deux consciences distinctes et incommunicables agissent tour à tour dans le même corps, l’une pendant le jour, l’autre pendant la nuit, je demande si, dans ce cas, l’homme de jour et l’homme de nuit ne seraient pas deux personnes aussi distinctes que Socrate et Platon. »

Ce n’est pas tout : à ces cas de dédoublement successif du moi sont venus se joindre des cas de dédoublement simultané. M. Taine en cite un exemple dans son livre de l’Intelligence, et il l’emprunte aux observations du docteur Krishaber. Il s’agit d’un malade qui d’abord aurait perdu le sentiment de sa propre existence, et qui plus tard était arrivé à la conscience qu’il était autre que lui-même. « Il me semblait, dit-il en parlant de son premier état, que je n’étais plus de ce monde, que je n’existais plus ; je n’avais pas alors le sentiment d’être un autre. » Voilà le premier stade ; voici le second : « Je me sentais si complètement changé, qu’il me semblait être devenu un autre. Cette pensée s’imposait à moi sans que j’aie oublié un seul instant qu’elle était illusoire. » Nous avons vu nous-même autrefois, à l’asile de Stephansfeld, près de Strasbourg, un malade qui en était au premier stade et qui n’a pas eu le temps d’arriver au second, ou qui peut-être l’avait traversé et qui n’avait même plus la force de se croire autre que lui-même, car il est mort dans la nuit. Voici ce qu’il nous disait : « vous êtes bien heureux, vous autres : vous avez un moi. Moi, je n’ai plus de moi. » Il ne s’apercevait pas même de la contradiction ; et comme nous lui faisions remarquer qu’il vivait, qu’il existait comme nous : « Non, disait-il, ce sont les puissances extérieures qui me soutiennent et qui me font vivre, mais ce n’est pas moi. » Le pauvre malade sentait que la vie lui échappait et ne tenait plus qu’à un fil, qu’elle était suspendue à quelque condition extérieure, et c’est ce qu’il exprimait en termes métaphysiques, ayant fait probablement quelques études en philosophie ; enfin il avait extériorisé sa

  1. En réalité, l’hypothèse n’est pas de Leibniz, elle est de Locke, et Leibniz ne fait que la reproduire dans ses Nouveaux Essais. Il n’y répond pas très nettement et se croit uniquement en présence d’une hypothèse artificielle. Elle n’est pourtant pas très éloignée de la réalité.