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à son indépendance nationale, la population indigène s’irritait des convoitises qu’éveillait la prospérité de l’archipel. Dans l’annexion aux États-Unis, elle voyait une servitude déguisée, une expropriation légale. Les Kanaques entendaient rester maîtres chez eux sous la garantie de l’acte collectif de 1843, par lequel la France et l’Angleterre avaient reconnu l’indépendance du royaume et s’étaient engagées à la respecter. Les États-Unis, invités, alors, à signer cet acte diplomatique, s’y étaient refusés, tout en protestant de leur résolution bien arrêtée de n’attenter en rien à l’autonomie indigène. Le cabinet de Washington avait tenu sa parole. En toutes circonstances, il s’était scrupuleusement abstenu d’intervenir dans les affaires locales. Mais il n’en était pas de même de ses nationaux, qui, à maintes reprises, avaient tenté de lui forcer la main.

Propriétaires, aux îles, d’un capital considérable en terres, bestiaux, machines et matériel d’exploitation, enrichis par le traité de réciprocité, les Américains tiraient de leurs plantations d’énormes revenus, mais ils se rendaient compte que cette prospérité reposait sur une base fragile. Conclu pour un certain nombre d’années, renouvelable à dates fixes, ce traité pouvait être annulé par un vote du congrès. Il n’était pas douteux que le jour où l’entrée en franchise des sucres havaïens dans les états du Pacifique serait supprimée, et où il leur faudrait, comme pour les sucres de Chine, acquitter un droit élevé à la douane de San-Francisco, les bénéfices disparaîtraient, entraînant avec eux la valeur de la terre et du matériel d’exploitation. Pour conjurer ce danger, les planteurs ne voyaient qu’un moyen : l’annexion, qui assurerait leur fortune, en ajoutant une nouvelle étoile à la bannière constellée de l’Union. Leur intérêt personnel était d’accord avec leur patriotisme.

Fidèle à son désir d’éviter toute complication par des annexions en dehors du continent américain, et aux principes de la Doctrine Monroe, qui limite son action à ce continent même, le gouvernement des États-Unis résistait, mais plus mollement à mesure que les années s’écoulaient, que les événemens se précisaient, et que les exigences maritimes et commerciales s’accentuaient. L’annexion des îles Sandwich n’était plus seulement le sucre à bon marché pour les états de l’ouest et un débouché ouvert à leurs produits, c’était encore et surtout la clé du Pacifique du nord, l’unique station maritime, l’étape obligée sur la route de la Chine et du Japon. Puis, enfin, la décroissance constante de la population indigène permettait d’entrevoir l’heure où elle cesserait d’exister. Qu’adviendrait-il alors, et serait-il possible de laisser un point stratégique de cette importance entre les mains d’une autre grande puissance maritime, maîtresse du Pacifique du nord, libre d’intercepter à son gré son immense commerce avec l’Asie ?