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Indes néerlandaises, où l’attendait une série d’événemens incroyables. Favori d’un prince indigène, puis exilé, traqué, prisonnier, condamné à mort, il échappa à son sort grâce à la passion qu’il avait inspirée à la fille du rajah. Elle favorisa sa fuite aux dépens de sa propre vie. Libre, il gagna les Indes anglaises, où, en quelques années, il fit une grande fortune, qu’il perdit en moins de temps dans des spéculations hasardeuses. Des Indes, il revint en Europe, mais y séjourna peu ; il fallait à son activité un champ plus vaste. Il partit alors pour les États-Unis, s’enfonça dans le Far-west, et, pendant plusieurs années, on n’entendit plus parler de lui.

C’est en 1865 que je le vis pour la première fois à Honolulu. Il m’avait fait demander un entretien, ayant, m’écrivait-il, des communications importantes à me faire et désirant me voir seul. J’accédai à son désir et le reçus le soir. Tout d’abord, je fus frappé de sa merveilleuse intelligence ; il parlait toutes les langues avec une égale facilité, avait beaucoup vu, beaucoup appris et paraissait au courant de toutes les questions politiques du moment, aussi bien en Europe qu’en Asie et en Amérique.

Arrivant à l’objet de sa visite, il me dit que sa vie était en danger, qu’après plusieurs années passées à Salt-Lake-City, dans l’intimité de Brigham Young, il avait quitté l’Utah à la suite de dissentimens graves survenus entre lui et le chef des mormons ; éludant sa vigilance et ses espions, il avait réussi à gagner San-Francisco, puis l’archipel. Très avant dans ses confidences, il n’ignorait rien des étranges projets de Brigham Young, qui, menacé par les États-Unis, avait conçu l’idée d’émigrer, lui et son peuple, au sein de l’Océanie, et m’avait effectivement fait tenir une lettre adressée à Kaméhaméha, par laquelle il lui proposait, moyennant une somme considérable, l’achat d’une des îles de l’archipel. Son plan était, une fois qu’il y aurait pris pied, la conquête du reste du royaume, soit par la conversion des indigènes, soit par la force. Inutile de dire que l’offre de Brigham Young avait été repoussée.

Gibson ajouta que le chef des mormons, se défiant de lui et le sachant en possession de quelques-uns de ses secrets, l’avait fait suivre par deux de ses affidés jusqu’à Honolulu, et que ces hommes, qu’il me désigna, n’hésiteraient pas à le tuer à la première occasion. Il venait donc me demander la protection du gouvernement et l’arrestation de ces individus. Un moment je le crus victime d’une hallucination. Le récit qu’il me faisait de ses aventures était tellement extraordinaire qu’on pouvait, sans injure, hésiter à le croire ; mais les documens qu’il me communiqua, les pièces qu’il mit sous mes yeux, notamment une lettre d’Hawthorne, le grand écrivain américain, alors consul des États-Unis à Liverpool, me convainquirent