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Né au déclin de l’autre siècle, en des jours si lointains qu’ils sont déjà pour nous ceux des ancêtres, petit cadet dans un petit état, cet enfant de santé débile croit sur les marches d’un trône qui s’effondre ; ses yeux s’ouvrent pour voir grandir sur sa patrie et sur le monde l’ombre oppressive de Napoléon ; ils apprennent à pleurer sur cette patrie dépecée, sur les angoisses d’une mère, fugitive et mendiante dans ses propres domaines ; son berceau est ballotté dans les fourgons des armées vaincues ; au sortir de ce berceau, on l’habille en soldat, pour remplacer ceux que la guerre incessante fauche autour de lui : hussard, uhlan, cornette, on change ses petits uniformes comme les langes des autres enfans ; dès qu’il peut tenir une arme, à quinze ans, on le lâche dans la mêlée, et c’est l’heure du retour de fortune contre nous ; le reflux de l’Europe le jette sur la France, avec la meute de rois et de princes ramenés par la curée ; il se bat, ce vivant de l’autre semaine, entre des fantômes évanouis dans le fond de l’histoire, aux côtés de Blücher, de Schwartzenberg, de Barclay, contre Oudinot et Victor ; il entre dans Paris, il y fait peut-être un de ces rêves fous du premier âge, comme en faisait tout officier au temps de Napoléon : il se voit, lui, le petit capitaine prussien, promu soudain généralissime, prenant pour son compte la glorieuse ville, décidant le sort de l’empereur captif ; et sans doute il rit de son rêve, au réveil ; car le monde est las de guerres, la paix univers elle va condamner les soldats au repos ; Guillaume rentre pour longtemps dans l’obscurité, sa vie disparaît, semblable à ces longs fleuves dont nous ignorons le cours entre leur source et l’embouchure où ils changent de nom ; elle ne reparait qu’au bout d’un demi-siècle, au moment où tout finit pour le commun des vieillards : celui-ci commence sa vraie carrière, il ramasse la couronne sur l’autel de Kœnigsberg, et la trouvant trop étroite à son front, il la reforge à coups d’épée, au feu des batailles, durant les sept années prodigieuses ; il étend son royaume aussi vite et aussi loin que la portée décuplée de ses obus : il fait du chétif corps-de-garde héréditaire la plus vaste caserne qu’il y ait sur le globe ; après s’être assuré la main sur un voisin sans défense, il abat d’un revers le saint-empire romain, de l’autre la puissance française ; il ne compte plus les victoires, les armées prises d’un coup de filet, les rois balayés devant loi ; un second Napoléon, prisonnier à la porte de sa tente, lui rappelle la chute du premier accomplie sous ses yeux ; et le rêve ancien du jeune capitaine est dépassé, quand devant Paris enveloppé par ses troupes, bombardé par ses canons, dans le palais de Louis XIV où l’on a dressé son lit de camp, les princes d’Allemagne apportent la couronne impériale au nouveau César ; il semble