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V

La politique intérieure du prince de la couronne, celle du roi plus tard et enfin celle de l’empereur, seraient inintelligibles, si l’on perdait de vue un instant l’idée maîtresse : pour le commandant en chef de l’armée prussienne, le métier de roi n’est qu’une extension, disons mieux, une aggravation du métier militaire, un char pitre ajouté au règlement de service qui dirige la vie de cet officier supérieur. On a cru à des changemens de doctrine chez Guillaume 1er, parce qu’on l’a vu tour à tour autoritaire, constitutionnel, relativement libéral ; c’est qu’il attachait peu d’importance à ces billevesées bourgeoises ; d’ailleurs, ce n’était pas lui qui changeait, mais les événemens et l’esprit des parlemens : quand ceux-ci votaient les projets militaires, le roi les tolérait volontiers, leurs autres incartades ne tirant pas à conséquence ; quand ils faisaient obstacle à ces projets, le roi cassait les parlemens. Il a contresigné sans opposition et sans enthousiasme les élucubrations de son chancelier sur les matières commerciales, sociales, religieuses ; au fond de son cœur, il pensait que toute cette idéologie ne pouvait faire ni beaucoup de bien ni beaucoup de mal, tant qu’on ne touchait pas à l’arche protectrice, à l’armée ; et il opinait du casque. Pour définir les rôles respectifs de ces deux hommes, qu’on se représente un chirurgien de l’ancienne école consultant avec un médecin : le premier ne s’inquiète guère des poudres et des mixtures qu’administre son confrère ; il laisse faire et repasse son bistouri, ne croyant qu’à la vertu de cet instrument.

De même dans la politique extérieure. M. de Bismarck menait de front deux idées : une idée historique, métaphysique, l’unité de l’Allemagne ; une idée pratique, l’agrandissement de la Prusse. Son maître n’était guidé que par la seconde ; dans son élévation au pouvoir impérial, il a vu surtout l’élargissement des cadres prussiens. Sa conception du principat militaire lui fournissait même une solution pour les cas de conscience soulevés par les conflits internationaux. L’obéissance au supérieur hiérarchique est la règle fondamentale de la discipline ; promu au grade royal, l’officier n’a plus qu’un supérieur : Dieu. Le service commandé par Dieu s’appelle mission. Le défunt croyait très fortement à la sienne. Mais celui de qui il la tenait est un dieu national, spécialement chargé de faire prospérer une terre d’élection entre le Niémen et le Rhin. Il a un médiocre souci des autres royaumes. Le philosophe peut sourire de cette théologie, l’âme vraiment chrétienne peut s’en affliger ; le politique