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princes l’abandonnent, le peuple s’écoule ; son escorte a rompu les rangs sur la place de Paris, sous le drapeau en berne qui pend de cette dernière maison. C’est un drapeau aux trois couleurs. L’empereur continue seul, par l’allée de la victoire. Il passe au pied de la colonne. On sait de quoi elle est faite, la funeste tour de bronze : ils montrent encore leurs bouches muettes, saillantes sur le pourtour en couronnes symétriques ; leurs âmes prisonnières sont engagées dans la masse de fonte. Ils attendaient Guillaume depuis longtemps ; serviteurs de la Mort, ils savent qu’elle aime à varier ses trophées ; ils le regardent passer. Les chevaux pressent le pas vers Charlottenbourg. Craindrait-on qu’aux allées solitaires de cette forêt, dans la brume lugubre de cette journée d’hiver, un nouveau cortège se reforme pour remplacer la suite princière qui ne marche plus derrière le char ? Cortège de fantômes, qui guettait son tour à l’ombre de la lourde pyramide d’où il sort : spectres innombrables, jeunes hommes mutilés, mères en deuil, toutes les figures de la misère et de la souffrance, et des princes encore, mais dépouillés, sans diadèmes, conduits par un vieux roi aveugle, qui les a ramassés sur tous les chemins de l’exil pour venir témoigner les derniers au bord de la tombe impériale, pour y découvrir l’envers mauvais de cette glorieuse histoire.

Qu’est-il besoin d’appeler des fantômes imaginaires ? On en a vu un trop réel, celui qui attendait l’empereur au seuil du mausolée de Charlottenbourg : la Destinée n’inventa jamais une rencontre plus tragique. Un instant, il a paru derrière la vitre, à une fenêtre du palais ; pour la première et dernière fois, il a salué de loin la dépouille de son père ; son regard l’a suivie, comme elle entrait dans le lit de repos des Hohenzollern. Tout s’est évanoui, l’apparition fugitive qui venait de recueillir l’empire au passage, et le mort qui échappait aux mains de ses gardes sur la pente du caveau.

Une dernière salve de tous les canons d’alentour, chiens hurlant après leur maître ; et c’est fini de son bruit. — « J’ai eu un rêve… C’était beau. »


VII

Qui sait s’ils n’étaient pas plus vastes, les horizons de ce rêve, et quel sens profond Guillaume a pu mettre dans ces mots : « La dernière fête à la cathédrale ? » La vue des yeux qui se ferment est souvent prophétique, bien des voiles se déchirent devant eux. Le roi de Prusse a-t-il éprouvé le frisson de la fin pour son œuvre comme pour lui-même ? L’empereur d’Allemagne, expression suprême d’une forme de la vie historique, a-t-il vu cette forme s’affaissant après lui,