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différente des bancs de sardines qui se succèdent à la côte. D’où qu’ils viennent, on peut affirmer qu’ils ne sont pas de même âge. Voilà une indication précieuse. La sardine n’aurait donc pas d’époque pour frayer, ce qui donne à penser qu’elle vit d’habitude dans des eaux gardant une température égale, soustraites à l’influence des saisons, loin de la surface. C’est par accident, en voyageuse, quelle visiterait nos côtes, d’où l’hiver la chasse. Comment, d’ailleurs, si elle frayait dans des eaux plus prochaines, expliquer qu’on ne la rencontre jamais toute jeune ? Comment expliquer que ses bancs, innombrables avant d’avoir été la proie des nombreux ennemis qui s’en repaissent, ne soient pas de temps à autre, par aventure, refoulés vers la surface et vus des pêcheurs attentifs à tous ces signes de la nier, où ils cherchent les promesses de l’avenir ? Or jamais rien de tel n’a été observé.


IV

Il suffit de réfléchir un instant à ces conditions d’existence de la sardine, si cachées, si profondes, pour être dès l’abord en garde contre toutes les explications qu’on a prétendu donner d’une diminution de la sardine sur la côte de France, sans même s’être demandé si la preuve était faite de cette diminution. Les dires des pêcheurs à ce sujet sont de nulle portée. Ils cèdent à l’illusion commune d’un temps passé meilleur. C’est le propre de notre nature de nous payer ainsi de souvenirs embellis. La science, malheureusement, est plus exigeante et réclame une base plus solide à ses déductions. Nous les avons entendus, les récits de ces pêches miraculeuses d’autrefois, qu’on ne fait plus. Peut-être la mémoire ne trompe pas celui qui les évoque ; mais il se les rappelle précisément parce qu’elles ont, dans le temps, frappé son esprit comme des exceptions. Puis, à la longue, l’empreinte du fait extraordinaire est restée, effaçant la banalité des souvenirs journaliers. C’est là un phénomène psychique bien connu et dont U faut toujours tenir compte pour juger à leur valeur les témoignages même les plus sincères. D’ailleurs, quand on va aux sources, aux registres des usines, aux quantités de sardines passées en douane ou pesées, on s’aperçoit que rien n’est changé, et qu’aujourd’hui comme autrefois, les bonnes et les mauvaises aimées se succèdent avec des alternances variables, dans un ordre auquel nous ne pouvons rien.

C’est un travers commun de croire que la nature nous doit d’autant plus ses biens que nous avons moins à faire pour les obtenir. Le laboureur qui peine et qui sue en son champ n’a qu’une demi-déception si la récolte n’est pas bonne. Il sait que son travail n’est pas la garantie certaine de la moisson à venir ; que l’année peut