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que par une tendresse déjà presque divine. Les grands accords de la grotte des aigles reviennent planer au-dessus de la jeune femme comme pour lui apporter un dernier souffle de l’air pur autrefois respiré ; sur les marches de l’autel, elle s’incline et meurt. Très loin se perd l’écho des cantiques, et Jocelyn murmure encore la phrase, bien amenée cette fois et très attendrissante : Anges du Tout-Puissant, couvrez-la de votre aile !

Ici, véritablement, la musique n’a pas été indigne de la poésie, et l’on peut espérer de M. Benjamin Godard une œuvre dont l’ensemble vaudra la fin de celle-ci.

Le théâtre de la Monnaie offre à nos compositeurs une hospitalité tout artistique : un chef d’orchestre et un orchestre excellens ; des choristes stylés qui jouent, qui chantent, et chantent juste, en mesure et avec des nuances (triple merveille) ! enfin des interprètes consciencieux et intelligens comme M. Engel (Jocelyn) et M. Seguin (l’évêque). Quant à Mme Caron, nous l’avons retrouvée avec joie ; elle a plus de voix et de talent que jamais. Elle a toujours sa grâce noble « et même un peu farouche, » la poésie des attitudes et la poésie du chant. Elle a dit et joué le dernier acte surtout avec une sobriété et une intensité d’expression admirable. Elle a été humble, et triste, et attendrissante. Une aussi grande artiste mérite que nous allions à elle, en attendant qu’elle revienne à nous.

Jugez de l’éclectisme des Belges : l’an dernier, ils ont entendu la Valkyrie ; cette année-ci, la Gioconda. La Gioconda est l’œuvre, — on dit, en Italie, le chef-d’œuvre, — d’un musicien mort il y a quelques années, Amilcare Ponchielli. Le livret est une imitation de la pièce de Victor Hugo : Angelo, tyran de Padoue. Vous vous rappelez ce gros mélodrame emphatique, sa préface apocalyptique et pontificale, son style à panaches et des phrases comme celle-ci : « Eh bien ! si peu que je sois, j’ai eu une mère. Savez-vous ce que c’est que d’avoir une mère ? En avez-vous eu une, vous ? » Ou encore celle-ci : « Il faut toujours qu’un Malipieri haïsse quelqu’un. Le jour où le lion de Saint-Marc s’envolera de sa colonne, la haine ouvrira ses ailes de bronze et s’envolera du cœur des Malipieri ! » Quant au sujet, il s’agit d’une rivalité de grande dame et de courtisane, où celle-ci naturellement a le beau rôle et sacrifie son amour et sa vie pour sauver la vie et les amours de la grande dame. Il est vrai qu’autrefois la grande dame avait elle-même sauvé la vie à la mère de la courtisane. Tout cela se passe à Padoue, au bord de la lagune vénitienne, en plein appareil littéraire et scénique du romantisme le plus échevelé, avec sbires, portes secrètes, échafaud et cercueil préparés pour une femme de podestat. On récite des tirades effrayantes sur le Conseil des Dix ; on marche dans les murs, et il y a du monde dans les dressoirs.