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plus tard, verdi l’a repris. Relisez le monologue de Barnaba dans la Gioconda, puis le Credo d’Iago dans Otello, et vous pourrez comparer l’intention et le fait, l’essai du talent qui entrevoit et le succès du génie qui réalise. D’un côté, un style décousu, une tonalité mal assise, des modulations mal venues, beaucoup de travail pour peu de chose ; de l’autre, la suite dans l’idée, la concision et la précision ; l’expression dramatique et la beauté de la mélodie fondues au lieu de se contredire.

Le second et le troisième acte sont remplis de musique facile et lâchée, de romances banales et de duos à la tierce. Le ballet des Heures, si vanté en Italie, est mince et se termine par un galop fâcheux. Quant à l’orchestre, il accompagne presque tout le temps en orchestre de contredanse (voir notamment le duo dus femmes : Mon amour illumine ma vie), laissant toujours à découvert la ligne vocale, qui supporte mal la pleine lumière.

Le quatrième acte seul offre de l’intérêt, et révèle en quelques parties, sinon de l’habileté de main (il n’y en a nulle part), au moins une certaine vigueur de patte. Il s’en dégage une réelle émotion. Gioconda est seule, la nuit, au bord du canal Orfano sans doute, celui de tous les mélodrames. Pour payer la liberté de son bien-aimé, elle a promis au sbire Barnaba une folle nuit d’amour (prenons le style du sujet). Mais, avant l’heure du rendez-vous, la généreuse créature réunit le couple qui s’aime et l’embarque, avec sa bénédiction, pour quelque lointaine plage. Alors arrive Barnaba, tout enfiévré d’amour. Gioconda, riant d’un rire fou, se couronne de perles et de fleurs, et quand le misérable s’approche, elle se tue. Il y a de très bonnes choses au cours de cet acte : une couleur funèbre, de l’amertume, de l’ironie, de la grandeur. Gioconda fait ici assez noble figure. Son invocation au suicide est la meilleure page de la partition. Elle éclate brusquement par un cri et un accord pathétiques ; nulle emphase n’en gâte la sobriété tragique, et le passage au mode majeur, dangereux si souvent, s’accomplit sans encombre, sans faire verser la mélodie dans la trivialité. Très scénique et d’un effet heureux, la barcarolle lointaine ; beaucoup de tendresse et de bonté chez Gioconda dans le trio, et de la crânerie dans le duo final. Tout cela n’est peut-être pas d’un style très relevé, mais que voulez-vous ! il faut quelquefois se contenter de beautés de second ordre.

Rien à dire ici des exécutans, sinon que Mlle Litvinne porte vaillamment le rôle de Gioconda, rôle écrasant qui a déjà tué plus d’une voix italienne. Depuis l’année dernière, Mlle Litvinne a fait des progrès : l’articulation est plus nette et la voix mieux posée ; les notes hautes surtout sonnent à merveille. Pourquoi n’appellerait-on pas Mlle Litvinne à l’Opéra ? Il se pourrait qu’elle n’y fût pas de trop.