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Est-ce vraiment de la conversation, ces propos qui s’échangent à la table de Reynolds, ou à Bath, dans le Pump-room ? Comparés à « la Paroisse,» au salon du Deffand, ou même à la chambrette de Mlle de Lespinasse, où il s’est dit tant de jolies choses, que sont les bureaux d’esprit où nous conduit miss Burney, sinon des potinières de province? Et quand je cherche l’équivalent de ces soupers inimitables où l’éloquence et l’esprit coulaient à torrens, et dont le souvenir échauffait jusqu’au froid Talleyrand, je découvre dans une salle de la « Tête du Turc, » au milieu d’un nuage de tabac, une douzaine d’hommes, la pipe aux dents, entourés de pots de bière vides. C’est l’élite intellectuelle du pays. Je referme bien vite la porte, et je m’éloigne, renonçant à trouver parmi ces gens-là cette science de vivre, cet art de causer, ce génie de la sociabilité, qui rendaient si séduisante notre vieille France, à la veille du jour où elle disparut.


III.

Ainsi revient forcément la question : où est l’intérêt, où est la grandeur du XVIIIe siècle anglais ? Il est temps de répondre avec M. Lecky. Le XVIIIe siècle anglais est intéressant, et il est grand, parce qu’il a fait l’Angleterre aristocratique et libre, qui s’est si magnifiquement épanouie pendant la première moitié du XIXe, comme le XVIIIe siècle français a fait la France démocratique et égalitaire où nous vivons. Seulement la France est reconnaissante et l’Angleterre est oublieuse. La France continue et souvent exagère l’œuvre de Rousseau et des encyclopédistes; l’Angleterre marche depuis trente ans au rebours de la pensée de Burke et des deux Pitt. Elle fait plus : elle ignore tout ce qu’elle doit au XVIIIe siècle pour dater ses libertés et ses gloires de la révolution de 1688. M. Lecky a détruit la légende de 1688, rendu à cet événement tant célébré ses proportions vraies. Beaucoup de gens regretteront une erreur à laquelle ils s’étaient habitués depuis l’enfance. En France surtout, nous aimons les dates décisives, les périodes nettes, bien coupées. Cela flatte notre goût pour la symétrie, cela est d’une belle ordonnance, cela est commode pour apprendre l’histoire aux enfans: car les révolutions qui durent un jour se gravent mieux dans la mémoire que celles qui durent un siècle. Et pourtant cet acte d’intelligence et de courage sera le mérite durable du beau livre de M. Lecky.

Cette révolution n’est donc pas née d’une explosion du sentiment populaire contre les théories du droit divin, comme on nous l’enseignait jadis, d’après Macaulay, et comme aimait à le professer chez nous l’école doctrinaire, charmée d’établir un parallèle