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picaro aux offices et ses offrandes de cierges : il travaillait à crocheter la porte du paradis, n’étant pas bien sûr d’avoir la bonne clé.

Lazarillo apprit de son vieux maître mille « façons et manières de soutirer de l’argent. » Il sut réciter des oraisons à une blanque pièce[1], pour le compte des bonnes gens à courte mémoire. C’était un talent fructueux, à condition de posséder un répertoire varié, comprenant des oraisons pour toutes les situations et circonstances de la vie, et d’y joindre un débit éloquent, propre à persuader la vierge et les saints. Les commères ne s’y trompaient pas, et il était certain pour elles que l’aveugle de Lazarillo avait le don de persuasion : « Il savait par cœur plus de cent oraisons qu’il disait d’un ton grave, posé et très sonore, en sorte qu’il faisait résonner l’église où il les récitait ; puis il affectait un maintien et un visage très humbles et dévots, sans faire, comme d’autres font, des mouvemens et contorsions avec la bouche et les yeux. » Ayant le don, il avait la vogue, et c’était un bon revenu.

La médecine était une autre de ses ressources. Il n’y avait mal de dents ni colique dont le bonhomme ne se fit fort de venir à bout, herbe ni racine dont il ne connût les propriétés et vertus. « Faites ceci, disait-il ; faites cela ; cueillez telle herbe, prenez telle racine. » Chacun courait après lui pour le consulter, « principalement les femmes, qui croyaient tout ce qu’il leur disait, » et c’était encore autant de blanques. J’ose dire que ce petit trafic était non-seulement le plus honnête de tous ceux qu’exerçait l’aveugle, mais honnête en soi, louable et utile. Dans l’état où était alors la médecine, et avec les remèdes sauvages qu’employaient les docteurs diplômés, un homme qui se contentait d’ordonner des tisanes et des onguens était un bienfaiteur de l’humanité, et ses cliens faisaient preuve de sens en lui donnant leur pratique. Il y a presque toujours un instinct juste au fond des traditions et des préjugés populaires. Le peuple s’en est tenu longtemps aux remèdes de bonne femme, parce qu’il se défiait avec raison des autres. L’idée que certaines gens, sans avoir fait d’études, ont le pouvoir, pour ainsi dire mystique, de reconnaître les maladies et de les guérir, est d’ailleurs aussi vieille que le monde. Hérodote rapporte que, chez les Babyloniens, chacun portait son malade sur la place publique. Tous les passans étaient forcés, de par la loi, de s’arrêter et de donner une consultation. Il s’en trouvait toujours quelqu’un, dans le nombre, qui avait le « pouvoir » et qui indiquait le bon remède. Il ne restait plus qu’à le démêler parmi cette grande foule de donneurs d’avis, et là gisait

  1. La blanque valait 1/3 de centime. Le maravédi valait 2 blanques.