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grand misanthrope, profondément convaincu de la sottise humaine. Le testateur demandait l’aumône en promettant de choisir ses bienfaiteurs pour héritiers, et les bonnes gens lui donnaient.

L’auteur du Liber vagatorum, imprimé en Allemagne en 1528, écrivait dans la double intention de se rafraîchir et consoler, sibi in refrigerium et solarium, et de ramener au bien les personnes adonnées aux vingt-huit espèces de vilenies exposées dans la première partie de son ouvrage. Nous relevons sur sa liste une famille de vagabonds qui indiquerait à elle seule que nous sommes en terre germanique : les Kammesierers, ou mendians savans, recrutés parmi les étudians des universités. Les Dallingers étaient éclos, un jour de douce rêverie, dans la cervelle d’un Allemand sentimental et sincère. Ils se donnaient pour d’anciens bourreaux pris de Gemüth et faisant pénitence[1].

Les vagabonds pullulaient en Angleterre. Les gueux anglais n’ont toutefois qu’un intérêt médiocre. Les écrits et gravures du temps ne nous ont pas transmis une seule silhouette britannique digne d’être placée à côté du testateur ou du dernier des picaros. C’est déjà de la canaille protestante, laquelle a toujours été infiniment moins pittoresque que la canaille catholique.

Un simple mendiant était un petit saint auprès de la plupart des autres variétés de gueux. La Providence en jugeait ainsi, puisqu’elle protégeait le maître de Lazarillo. « Il gagnait plus en un mois, dit son élève, que cent autres aveugles en un an. » Sa besace était toujours pleine de pain, sans compter « les bons morceaux, » tels que tranches de lard et saucisses. Un homme capable de tirer des tranches de lard et des saucisses des campagnes espagnoles, dans l’état où elles étaient alors, était un grand maître. Les campagnes avaient ressenti avant les villes les ruineux effets du puissant drainage en hommes et en argent établi par les continuelles expéditions de Charles-Quint au dehors. Les habitans disparaissaient, les maisons se fermaient, le désert gagnait ; une partie de l’Espagne était retombée en friche. Dans ces plaines désolées, la besace arrondie du vieil aveugle inspirait une juste admiration à son élève. Ce fut néanmoins au service du bonhomme que Lazarillo apprit à connaître le mal qu’on aurait pu nommer, au XVIe siècle, le mal d’Espagne : la Faim.


III

« Jamais, dit-il, je ne vis homme si avare et si chiche, à tel point qu’il me tuait de faim… Je dis la vérité : si je n’avais pas su me

  1. Voir A history of Vagrants and Vagrancy, par Riblon-Turner.