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choisir pour l’agent de cette politique pacifique la plus effrontément vorace de toutes les puissances. Pitt avait méconnu son temps et son allié. Bientôt le loup, déguisé en chien de garde, allait montrer ses crocs, dévorer les brebis et menacer le berger. Du temps de M. Viennet, on eût fait une fable sur cette histoire.

La première partie du programme s’exécuta avec une précision toute prussienne. Les baïonnettes allemandes rendirent au prince d’Orange sa quasi-royauté, et la France, déjà paralysée par ses embarras intérieurs, n’osa bouger. La campagne des neutres contre l’influence moscovite donna de moins brillans résultats. Gustave III, qu’on avait lancé contre la Russie[1], se lassa vite de servir de jouet aux intrigues anglo-prussiennes, et conclut une paix séparée à Waréla. Je ne trouve pas davantage la main de Pitt dans le traité de Sistova, qui scella la réconciliation de l’Autriche avec la Turquie : ce traité s’explique suffisamment par le changement de souverain en Autriche et par les approches de la révolution française. Le traité d’Iassy, dicté à la Porte par Catherine II, est un échec direct pour la politique anglaise. Alors comme aujourd’hui, la Turquie aimait mieux s’abandonner à la merci de sa puissante ennemie que faire fonds sur une protectrice lointaine et douteuse. Chose plus grave : l’Angleterre était presque brouillée avec son alliée, la Prusse. Cette puissance se distinguait déjà par une gloutonnerie territoriale sans exemple depuis les Romains. Elle avait quelque chose à prendre à tout le monde : Dantzig et Thorn à la Pologne, la haute Silésie et la Gallicie à l’Autriche ; à l’ouest, ses mains crochues s’allongeaient vers Berg et Juliers, et peut-être déjà vers l’Alsace, où les protestans conspiraient contre nous, et que les princes émigrés proposaient au plus offrant d’une façon si lolle et si criminelle. Tout cela n’est pas nouveau pour nous, mais tout cela a été contesté, âprement et insolemment, dans le meilleur goût Berlinois. S’il y a en Europe quelques bonnes âmes auxquelles le plaidoyer de Sybel ait inspiré des doutes favorables à la Prusse, je les prie de lire, dans le cinquième volume de M. Lecky, les fragments qu’il donne de la correspondance d’Ewart, alors envoyé

  1. On admet généralement, avec M. Geffroy, que Gustave III ne se serait pas jeté dans cette guerre dangereuse, s’il n’y avait été poussé par l’Angleterre et la Prusse, et ce qui confirme cette hypothèse, c’est la promptitude avec laquelle les alliés s’interposèrent, lorsqu’une armée danoise, sortie de la Norvège, envahit la Suède et menaça Gothembourg. M. Lecky pense différemment. Il se réfère à la correspondance de Keene, consul anglais à Stockholm, qui est déposée au Record-office, et aux lettres échangées entre Fraser et Carmarthen (août 1788). Comme il ne cite pas une ligne de ces lettres, le lecteur n’est pas à même de juger entre les deux historiens. Nous demandons, en conséquence, la permission de nous en tenir à l’opinion consacrée. Voir Geffroy, Gustave III et la Cour de France, et Sorel, la Question d’Orient au XVIIIe siècle.