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d’Escalona, ville dont une tradition attribue la fondation aux juifs d’Ascalon, réfugiés en Espagne sous la conduite de Nabuchodonosor. Il prétend qu’il arriva avant la tombée de la nuit à Torrijos, à une dizaine de lieues d’Escalona. Le jour suivant, ne se trouvant pas encore en sûreté à Torrijos, Lazarillo reprit sa course, croyant sentir l’aveugle sur ses talons ; mais ce n’était pas l’aveugle qui courait après lui à grandes enjambées, c’était la faim.

Elle l’atteignit au village de Maqueda, déguisée en prêtre. Lazarillo tendait la main. Le prêtre lui demanda s’il savait servir la messe. « Je lui dis que oui, comme c’était la vérité, car, tout en me maltraitant, le maudit aveugle m’avait appris mille bonnes choses, et celle-là était du nombre. » Le prêtre le prit à son service, et il vit qu’il avait « échappé au tonnerre pour tomber dans l’éclair. » L’aveugle lui donnait tous les jours quelques croûtes de pain ; le prêtre le réduisait à un oignon pour quatre jours. L’aveugle ne voyait pas les doigts de Lazarillo, ni la demi-blanque attrapée par-ci par-là : le prêtre avait la vue perçante et suivait son enfant de chœur pas à pas pendant la quête à l’église. « Ses yeux, dont l’un était fixé sur les gens, l’autre sur mes mains, lui dansaient dans le crâne comme du vif-argent. » L’aveugle fermait sa besace avec un anneau de fer et un cadenas, mais on pouvait découdre le fond ; le prêtre serrait le pain de l’offrande dans un grand coffre en bois, dont la clé ne le quittait pas. Avec l’aveugle, on mourait à moitié ; avec le prêtre, on mourait tout à fait. Lazarillo aurait voulu s’enfuir ; déjà ses jambes ne le portaient plus.

Ses yeux eux-mêmes ne pouvaient se régaler à défaut de son ventre. « Dans toute la maison, il n’y avait chose à manger, comme il y en a communément dans d’autres : quelque morceau de salé pendu dans la cheminée, quelque fromage posé sur une planche ou dans l’armoire, quelque corbeille avec des croûtes de pain ramassées sur la table ; quoique je ne dusse pas en profiter, il me semble que la seule vue de ces choses m’eût réconforté. » Le pauvre Lazarillo aurait expiré, si la mort d’un des paroissiens de son maître n’était venue de temps à autre lui rendre un peu de force. Le clergé était invité au festin d’enterrement, et Lazarillo se reproche encore la convoitise avec laquelle il attendait la mort du pécheur : « Dieu me le pardonne ! dit-il, car jamais je n’ai été ennemi de la nature humaine, sauf alors, et c’était parce que nous nous régalions aux enterremens et que j’y mangeais mon saoul. Je souhaitais que chaque jour tuât son homme et je le demandais même à Dieu. Et quand nous donnions le sacrement aux malades, spécialement l’extrême-onction, au moment où le prêtre ordonne aux assistans de prier, je n’étais certes pas le dernier à le faire ; je priais le Seigneur