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C’est ici que M. Lecky prend congé du lecteur. Il me serait facile de pousser cette étude au-delà des limites de son livre. Je pourrais montrer combien Pitt fut inférieur, dans son nouveau rôle, à l’illustre lord Chatham, qui, en 1759, avait organisé la victoire ; je le ferais voir, incapable de choisir entre les plans comme entre les hommes, et laissant au hasard ou au génie de Nelson le soin de ménager à l’amour-propre anglais quelques compensations glorieuses dans une longue série de coûteux revers. J’irais jusqu’à son lit de mort, et, dans le délire de l’agonie, on l’entendrait se condamner lui-même en murmurant: « mon pays! Dans quel état je laisse mon pays! » Mais à quoi bon? N’ai-je pas prouvé qu’il suivit les événemens et ne fut pas le maître de sa vie, qu’il fut tout le contraire de ce qu’il avait voulu être? Demandez à M. de Bismarck, demandez à l’ombre de Cavour, si c’est là un grand ministre !


V.

On connaît maintenant la pensée du livre ; reste à expliquer en quelques mots la méthode de l’écrivain. Elle consiste à suivre de très loin l’ordre chronologique, à grouper les faits en les rattachant aux grandes questions politiques et sociales, à chercher la loi, la moralité, la philosophie de tous les incidens de l’histoire. Les whigs ou les tories entrent-ils au pouvoir? l’auteur s’interrompt pour nous offrir un résumé de leurs principes, un abrégé de leur histoire. L’église d’Angleterre est-elle mentionnée ? Nous sommes édifiés aussitôt sur ses mérites et ses faiblesses. L’aristocratie entre-t-elle en scène? Suit une dissertation sur l’aristocratie en général et sur l’aristocratie anglaise en particulier, sur les bienfaits et les méfaits du gouvernement aristocratique. Sous forme d’histoire, c’est un dictionnaire des sciences politiques. Quant au détail des événemens, M. Lecky n’y entre point; de minimis non curat : «Mon chancelier vous dira le reste.» Ici, « mon chancelier » s’appelle Coxe, lord Stanhope, Adolphus Ward, un qui l’on voudra.

Aussi bien, c’est la mode, et le divorce est consommé entre l’histoire qui raconte et l’histoire qui juge. A l’une les succès de librairie, à l’autre les triomphes académiques : on lit l’une, on couronne l’autre. La première descend toujours, la seconde continue à monter ; si bien que celle-ci ne voit plus les faits et que celle-là s’y noie. L’histoire ad narrandum vit d’indiscrétions, écoute aux portes, interroge les maîtresses et les concierges, fait, de son mieux, du reportage rétrospectif. L’histoire ad probandum vit de je ne sais quoi, et souvent meurt d’inanition, au sein de sa gravité et de sa gloire. Tel n’est pas le cas de M. Lecky ; mais il n’a pas su se préserver des défauts inhérens au genre historique qu’il a choisi. Ce