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à visage découvert, à moins qu’ils ne soient masqués d’une lorgnette ; encore la posent-ils pour battre des mains. Si j’étais le directeur de la Porte-Saint-Martin, j’avoue que je n’aurais point espéré tant de franchise et de bravoure. Avant de jouer une pièce de M. Ohnet, j’aurais converti mes loges de tout rang, même celles des hautes galeries, en baignoires grillées, mes fauteuils en guérites qui permissent de voir sans être vu. Ainsi protégé contre les regards des inquisiteurs, j’aurais bien compté que le public se plairait à ce nouveau spectacle. Mais qu’il s’exposerait si ingénument, non, jamais je ne l’aurais cru ! Je me figurais, moi, que même les romans de M. Ohnet, mis à l’index, n’étaient plus savourés qu’à la dérobée, en cachette ; que les amateurs intimidés, honteux, à moins de s’enfermer à double tour, crainte de surprise, ne les lisaient que revêtus de reliures postiches, comme les collégiens lisent les mauvais livres. Les volumes de l’élève, alignés dans sa « case, » ne présentent à l’œil du maître que des dos irréprochables : Malebranche. Recherche de la vérité ; — Fénelon, Traité de l’Éducation des filles. Mais, sous la couverture de la Recherche de la vérité, voici les Amours de Pie IX ; sous l’Éducation des filles, — Mademoiselle Giraud, ma femme… De même, on devait lire encore Lise Fleuron, de même on lisait Volonté, mais sous la défroque de Mon frère Yves ou de l’Enfance d’une Parisienne : peut-être même on avait dépouillé, pour déguiser ces in-18 maudits, les Diaboliques et A rebours. — Eh bien ! je me trompais : des Français paisibles, en cette fin du XIXe siècle, ont encore la téméraire candeur de guerriers gaulois ; ils manquent de respect humain comme ces héros qui marchaient nus à la bataille. Ils liraient Noir et rose, — le volume broché ! — en prenant pour pupitre la barre de leur fenêtre, quand passerait dans la rue un régiment de critiques ! Au nez des réguliers du lundi, à la barbe des auxiliaires du samedi, ces braves gens acclament la Grande Marnière.

C’est aussi que M. Georges Ohnet leur a fait bonne mesure : une comédie romanesque, un drame fondé sur une erreur judiciaire, il a solidement tressé l’une avec l’autre, il donne au client deux pièces pour le prix d’une seule. Roméo et Juliette et le Courrier de Lyon réunis, et qui tous les deux finissent bien, n’est-ce pas un spectacle attrayant ? — Roméo et Juliette ! Il y a des sujets éternels : je ne jurerais pas que celui-ci, bien avant Shakspeare et M. Ohnet, n’eût déjà intéressé leurs ancêtres communs, les primitifs Aryas, sur les hauts plateaux de l’Asie centrale. Depuis la révolution de 1789, la manière de le présenter s’est modifiée un peu : il est bon que Roméo soit de sang plébéien, tandis que Juliette demeure patricienne ; à ce compte, les citoyens rassemblés dans la salle prennent part plus intimement à l’aventure. Le type de cette façon nouvelle est Mademoiselle de la Seiglière ; on y peut