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En Angleterre, on reproche à M. Lecky comme un hors-d’œuvre les pages nombreuses et excellentes que, dans ses deux derniers volumes, il a consacrées à la révolution française. Au fond, on lui en veut d’avoir reconnu le caractère humain, œcuménique de cette révolution. Pour comprendre ce sentiment, il faut savoir, — les Français qui vivent à l’étranger le savent trop ! — Combien la culture française est déconsidérée en Europe. On ne nous cite plus, on ne nous compte plus ; nos vrais livres ne passent pas la frontière, et les journaux étrangers ne laissent parvenir jusqu’à leurs lecteurs que des échos de coulisses ou de cours d’assises. Il semble que ce ne soit pas nos généraux, mais nos écrivains qui aient été battus à Sedan et à Reichshoffen. On ne se contente pas de s’apitoyer hypocritement sur notre décadence, on cherche à oublier ou à ignorer que nous avons tenu l’hégémonie intellectuelle et pensé pour le genre humain.

Ce sentiment n’est peut-être nulle part plus accusé qu’en Angleterre ; il se fait jour dans toutes les classes de la société. La modiste du West-End, qui donnait son cœur à un coiffeur français, le donne maintenant à un tailleur allemand. Dans les grandes familles, où l’on entretient une institutrice, la Berlinoise a remplacé la Parisienne. On trouve que la Fraülein mange plus que « mademoiselle,» mais qu’elle tient moins de place dans la maison. Les choses iront de ce train jusqu’au jour où, dans une grande plaine, aujourd’hui paisible et inconnue, deux cent mille hommes se rangeront de part et d’autre, et où, le soir, les clairons allemands sonneront la retraite vers l’Est. Le lendemain de ce jour-là, par une conséquence grotesque de ces vicissitudes tragiques, « mademoiselle » reprendra la chambre de la Fraülein, et, dans le cœur changeant de la modiste, l’artiste en cheveux remplacera le créateur de gilets. En attendant, le docteur Stubbs a inventé une théorie qui flatte la vanité nationale : il s’est avisé que les Anglais étaient plus Allemands que les Allemands. Le Teuton de Berlin a bien son petit mérite comme artilleur et comme philologue ; mais le vrai Teuton, le Teuton à l’état pur, c’est l’Anglo Saxon. Pour prix de sa découverte, M. Stubbs est devenu évêque de Chester.

M. Lecky, lui, n’est qu’un Teuton mélangé, si même il contient quelque élément teutonique. Sait-il l’allemand? Il est permis d’en douter, puisqu’il ne cite jamais Ranke et Sybel que dans des traductions. Il a, au contraire, avec nous des affinités de nature et d’éducation. Sans parler de cette culture gréco-latine qui le prédispose à nous comprendre, notre langue lui est familière, et l’étude de nos chefs-d’œuvre a influé sur la formation de son idéal littéraire. Tout jeune, il a vécu dans l’intimité de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes. Il a lu presque tous les ouvrages importans