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populaire. Ni gauche, ni bariolée, l’œuvre a un air de naïveté. Elle est solidement bâtie, elle avance posément et sans effort. L’auteur avait emprunté comme un prodigue ; c’était beaucoup promettre : il tient ce qu’il a promis. Sa pièce devait représenter, elle seule, deux répertoires : elle les représente convenablement. Par surcroît, elle a quelque chose qui est de lui, et ce n’est rien moins qu’un caractère : celui de M. Carvajan. Même après Me Guérin, même après Jean Têterol, ce personnage, qui tient l’emploi du père de Roméo, est original. Petit usurier, petit procédurier de campagne, il s’est promu, par la force de sa volonté, qui n’est pas douce, au grade de banquier, il a pris la dignité d’un politique : c’est le Louis XI du papier timbré, comme Mme Desvarennes, la belle-mère de Serge Panine, était la grande Catherine de la boulangerie. Mais il a cette faiblesse de chérir son fils. Aussi quand la générosité, quand l’amour de celui-ci viennent se heurter aux desseins de sa cupidité et de sa haine, est-ce un beau combat. Le vieux renard, le vieux loup-cervier, pour fléchir la résolution de son petit, use tour à tour de la colère et de la tendresse, du raisonnement et de la menace : l’autre, qui a de qui tenir, s’obstine pour la cause adverse, pour la bonne cause. Et, quand le petit sera venu à bout de son entreprise, il faudra voir le vieux, battu et content, glorieux de cette victoire qui prouve encore l’excellence de sa race ! Il n’y a que le diamant pour user le diamant… — Hé ! hé ! voilà un sentiment qui n’est pas si banal.

Presque autant que Mme Desvarennes, Carvajan fait honneur à M. Ohnet. Poussée avec énergie, développée avec grandeur, la scène de l’explication ou de l’altercation entre ce père et son Gis mérite le succès qu’a remporté la pièce. Par la minutie, la vigueur et la simplicité de son jeu, M. Paulin Ménier s’est montré digne de ce capital personnage ; M. Volny lui donnait la réplique : par la pureté de sa diction, par l’éloquence de son débit, le jeune acteur, aussi bien que le vétéran, a conquis la partie du public la plus rebelle. Si l’ouvrage, après une telle scène, avait pu tomber, il serait tombé de haut. Mais plutôt ce qui me paraît tomber de soi-même, à présent, c’est le projet récemment formé par un écrivain exquis : indigné de certaines agressions, comme d’atteintes à la liberté du travail, il parlait de fonder une Société pour la protection de M. Ohnet !


Louis GANDERAX.